[alerte] JM Bérard 26 mai 2015

Sommaire

Erratum collège

Mathématiques et sciences

Les tests de mathématiques sur les élèves de troisième

Culture générale et sciences

Enseignement de la physique

Le numérique au collège

Évaluation des élèves en mathématiques, suite

Latin

Le latin ? Et pourquoi pas autre chose ?

Le latin, fondement de la culture en Autriche

Avis d'un professeur de latin

Histoire de France

Réforme du collège

Ce que parler veut dire : osons le dire, à bas les pauvres

Avis de l'un de vous

Passage en force ?

Démocratie

Histoire de Robert : un nouvel épisode, le cadeau de Robert

À propos de [alerte]

Le nuage de [alerte]

Fonctionnement de la lettre [alerte]

Fin

Collège unique erratum

J’ai confondu la suppression de l’examen d’entrée en 6° et le collège unique. L’examen d’entrée en 6° a été supprimé en 1956. Citons l’historien de l’éducation Claude Lelièvre. L’examen d’entrée en 6° a été créé en 1933, au moment où le collège et le lycée sont devenus gratuits. A cette époque le secondaire, payant, ne concernait que 5% des élèves. “Avec l’examen on voulait éviter que l’école de l’élite (protégée jusque là par la barrière de l’argent) soit submergée par l’entrée massive des enfants du peuple.” C’est sans doute à cette époque bénie que se réfèrent les politiciens de de droite dont JF Copé qui veulent rétablir l’examen d’entrée en 6°. En 1963 sur décision de Charles de Gaulle est crée le CES. Les élèves sont séparés en filières : une voie courte, une voie longue et les classes de transition. Tout le monde entre au collège, mais pas pour faire la même chose. C’est en 1975   que René Haby, ministre de Valéry Giscard d’Estaing, crée le collège unique où tous les élèves sont en principe rassemblés. En principe. Wikipédia : “La Loi Haby de 1975, en regroupant les CEG et les CES sous le nom simple de collège, crée le « collège unique » mettant ainsi fin aux filières. Dans les faits l’usage massif du redoublement permet  de continuer l’orientation d'une partie des élèves vers l’apprentissage et les CPPN et la vie active dès la fin de la cinquième ou de la quatrième. De plus les classes de niveau se substituent aux filières. Les élèves les plus faibles se retrouvent dans les classes pré-professionnelle de niveau ou en CAP.. Ce n’est qu’au cours des années 1980, que la fréquence des redoublements diminue et que l’orientation précoce à la fin de la cinquième ou de la quatrième disparait. À la fin des années 1980, 90 % des élèves vont jusqu’en troisième contre 70 % au début de la décennie.” On doit bien constater en 2015 que le collège unique fonctionne mal, les enfants de milieux favorisés réussissant beaucoup mieux que les autres. D’où les intentions de réforme du gouvernement..


Mathématiques et sciences

Les tests de mathématiques sur les élèves de troisième

Dans la précédente lettre [alerte] j'attirais votre attention sur le fait qu'une étude approfondie de la direction de l'évaluation du ministère montre que le niveau en maths en fin de collège baisse. Voici le lien vers la note très affinée qui explicite la méthode et détaille les résultats de ce travail de la Depp :

http://media.education.gouv.fr/file/2010/23/9/NIMEN1018_158239.pdf

C'est important pour l'ensemble du système éducatif. On dit qu'on a besoin d'élèves qui maîtrisent parfaitement le latin et le grec, mais on a aussi besoin de citoyens qui maîtrisent les maths, tant pour l'exercice de la pensée logique, la culture générale, la vie quotidienne que pour l'exercice des professions dans un monde où les applications technologiques des sciences prennent une place croissante.

Culture générale et sciences

J'en profite pour rappeler ma désolation devant le fait que la culture générale scientifique ne fait pas partie de la culture générale dans l'opinion des « élites ». Je pense que dans les dîners en ville l'excellent Jean d'Ormesson brille dans l'analyse de la civilisation gréco-romaine mais parle assez peu des problèmes posés, dans notre conception du monde, par l'étape fondamentale qu'a été la mise en évidence expérimentale du boson de Higgs. (J'en ai parlé dans cette lettre, vous êtes donc tous au courant ! Ou alors j'ai été un mauvais vulgarisateur ! Ou alors vous avez considéré que cela n'a pas à faire partie de vos centres d'intérêt.) Cela ne fait pas partie de la culture générale dans le beau monde.

La revue La Recherche de juin 2015 dresse un panorama des grands domaines actuels de la recherche scientifique en 2015, en s'appuyant sur des entretiens avec de jeunes chercheurs : physique, astrophysique, biologie, génétique, environnement, archéologie (ça, c'est moi qui rajoute), géologie, neurosciences, informatique et robotique ; les chercheurs font valoir que toutes ces recherches sont conduites de façon interdisciplinaire. (Je suppose que le syndicat Snes voit dans cette interdisciplinarité féconde un crime contre l'esprit.) Serait-ce rêver de penser que l'on peut sortir du lycée en étant capable d'avoir une perception chaque mois des grands thèmes abordés dans la revue « La Recherche » et d'en lire certains articles ? D'avoir une perception des questions posées par la théorie du Big Bang ? De lire avec intérêt les livres de Etienne Klein ? Serait-ce rêver de penser que l'on peut au sortir du collège avoir un cadre général de pensée qui permette de comprendre les débats sur l'énergie ? (Je voyais hier à la télé une publicité pour une voiture hybride dont les batteries se rechargent quand elle roule. C'est donc le moteur à essence qui recharge les batteries. Où est le progrès ? Je sais, je simplifie, c'est plus compliqué.)

Bon, mes excuses à Jean d'Ormesson si ces sujets de conversation lui sont familiers. Je n'ai jamais été invité à dîner en ville avec lui. Je pense que le boson de Higgs et les conséquences de son existence sur notre mode d'explication du monde passionnent ses commensaux. [latin médiéval commensalis, du latin classique cum, avec, et mensa, table.] Je ne sais pas exprimer en latin la notion sociologique complexe de « dîner en ville ».

Enseignement de la physique

Dans mon activité professionnelle j'ai été beaucoup préoccupé par un certain échec de l'enseignement des sciences à l'école, au collège et au lycée. Je n'ai pas sur les conceptions scientifiques actuelles de la population française de résultats d'études récentes. (C'est un message codé à l'une de vous !) Il me semble que globalement les personnes qui nous entourent ont un mauvais souvenir de leurs études de physique et que globalement les conceptions du monde issues du « sens  commun » intègrent assez peu ce que l'on a appris à l'école. Certes, dans l'ensemble, nous pensons, en France, que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil. Mais des siècles après Galilée nous continuons majoritairement de penser qu'un objet qui tombe du sommet du mât d'un navire tombe à l'arrière du mât. (Même chose si l'on se trouve sur un tapis roulant.)

Depuis quelques années, l'inspection générale, en lien bien sûr avec la direction de l'enseignement scolaire, a entrepris de mettre en œuvre une évolution des méthodes d'évaluation, tant pour ce qui concerne les épreuves expérimentales que pour ce qui concerne les épreuves écrites de baccalauréat et de Capes. C'est un travail magnifique, susceptible à mon avis de rénover profondément l'enseignement de physique et chimie. Si vous voulez vous régaler, vraiment, à la lecture de ce nouveau type de sujets connectez-vous à

http://eduscol.education.fr/cid58020/des-sujets-de-physique-chimie-au-baccalaureat.html

Les sujets de bac agissent en feed-back sur les enseignements, voici une évolution remarquable et prometteuse.

Le numérique au collège

Une petite remarque désabusée d'un ancien responsable Tic au ministère (c'est moi !) : l'étude de la Depp montrent que les élèves de troisième n'utilisent pas les logiciels appelés « tableurs ». C'est pourtant au programme de math depuis très, très longtemps, c'est un outil remarquable pour comprendre la notion de fonction, pour apprendre des éléments de programmation dont on parle tant. Et patatras, on ne les utilise pas ! C'est un peu ce que je disais dans une lettre précédente : on aura beau équiper les collégiens en matériel performant, rien ne changera si l'on ne se demande pas « à quoi sert le numérique dans l'enseignement des disciplines ? » Je pensais que, après tant et tant d'années, l'usage du tableur allait de soi.

Évaluation des élèves en mathématiques, suite

Tout cela pour dire qu'une réforme du collège n'est pas du luxe lorsqu'on constate ce faible niveau en mathématiques en fin de scolarité.

J'aurais voulu vous donner davantage d'exemples de tests posés aux élèves, mais le ministère m'informe qu'ils ne sont pas diffusables. Pour faire des comparaisons valides, ce sont les mêmes tests qui seront proposés dans quatre ans et on ne peut les diffuser pour éviter le bachotage. Les quelques questions « publiques » que je vous ai soumises ne permettent donc pas de se faire une idée du niveau général.

Je vous donne les réponses aux questions que j'avais reproduites dans la lettre précédente :

La probabilité de tirer au hasard un crayon vert est 4/15 : il y a 15 crayons dont 4 verts.

Brigitte a acheté 5 livres (et donc 5 revues) : 5x 6 euros plus 5x2 euros.

L'opposé d'un nombre s'obtient en mettant – devant le nombre. L'opposé de +3 est -3, l'opposé de -3 est -(-3) c'est à dire +3. +3 est plus grand que -3. C'est Igor qui a raison.

Le triangle rectangle est isocèle, ses deux cotés ont la même longueur. Le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux cotés. La longueur d'un coté est donc racine de 50, le carré d'un coté est 50 ; 50 + 50 égale 100, qui est le carré de l'hypoténuse. L'hypoténuse mesure racine de 100 c'est à dire 10.

Latin

Le latin ? Et pourquoi pas autre chose ?

Je le redis : le latin est formateur, mais des tas d'autres enseignements le sont aussi : les sciences, qui exercent l'esprit critique et permettent de comprendre le monde et d'agir sur lui, la philosophie, l'histoire du droit des personnes et des institutions, l'histoire des systèmes politiques... Le fait de préconiser le chinois dès le primaire (voir précédente lettre [alerte] vous est sans doute apparu comme une plaisanterie. Pas du tout. Je pense que les enfants bilingues « de naissance » ont bien de la chance, et que l'on devrait demander aux nounous kabyles de parler kabyle aux bébés qu'elles gardent. Enfant j'allais l'été avec mes parents dans un petit village et l'on parlait autour de moi un dialecte franco-provençal que petit à petit j'ai compris parfaitement et un peu parlé. Je pense que c'est très formateur d'accéder à une autre structure de langue dès la toute petite enfance. Le chinois, lui, donne accès à une philosophie, une conception du monde et des personnes radicalement différentes. Il a en outre une graphie formatrice sur le plan de la motricité. Il faut enseigner le chinois dès la maternelle.

Il me semble donc, toute réflexion faite, que le rôle formateur du latin est important mais que c'est surtout son rôle de marqueur social qui déclenche la violence des réactions devant une possible réduction de ce rôle.

On me dit : vous oubliez l'importance du latin dans la perception de nos origines, des origines de notre langue et de notre civilisation. C'est vrai. Mais on devrait donc plutôt apprendre l'indo-européen commun.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Langues_indo-europ%C3%A9ennes

L'argument de l'importance du latin est inspiré de la situation, par exemple au XVIIème siècle, où la culture, en dehors de la culture française était essentiellement la culture grecque et latine. C'était d'abord le fait de savoir lire et écrire, puis le fait de posséder le latin et le grec qui caractérisaient les clivages sociaux. Plus tard le siècle des lumières avec l'Encyclopédie de Dalembert et Diderot a pris en considération les sciences et les techniques, mais le latin restait le fondement obligé.

Le latin, fondement de la culture en Autriche

Avec tout un ensemble d'inspecteurs généraux pilotés par Pierre Legrand j'ai participé en 1995 à une enquête sur le bac dans les pays d'Europe. Je cite un passage du livre « Le bac chez nous et ailleurs » : « En Autriche, deux langues sont obligatoires dans les lycées, l'une pouvant être le latin. Ce dernier est obligatoire dans la filière littéraire et les élèves sont alors autorisés à étudier une troisième langue. En 1991 92 dans l'enseignement général littéraire ou scientifique 36%. des élèves étudient le latin. En quinze ans le latin a perdu 15 points […] dont l'essentiel est allé au français. »

Je garde de mon voyage en Autriche le souvenir que, en 1995, le latin était la discipline de sélection de l'élite, alors que en France on considérait que c'étaient les mathématiques qui jouaient ce rôle par l'orientation en terminale S.

Et vous serez comme moi un peu perplexes. Je sais bien que l'histoire de l'Autriche est complexe au fil des siècles. Mais tout de même, j'ai du mal à penser que le latin est à la source de la perception de la civilisation autrichienne et de la langue autrichienne. Le latin, formateur en soi, était en Autriche comme chez nous un marqueur social. Les arguments péremptoires que l'on nous donne pour enseigner le latin en France sont en grande partie caducs pour l'Autriche : le latin n'est pas à l'origine de la langue allemande. Situations différentes, et pourtant même dogme : il faut du latin. (J'emploie le mot autrichien pour faire court. Je sais bien que l'Autriche en tant que nation n'existe pas depuis longtemps et que son histoire est très complexe.)

Avis d'un professeur de latin

L'un de vous, professeur de latin en retraite, m'écrit cela :

J'approuve totalement ta réflexion sur la réforme du collège (dont je ne connais pas tous les tenants...)

quant au latin, j'ai toujours fortement apprécié d'en avoir fait beaucoup durant mes études

il permet surtout de bien structurer la pensée, la pratique du français, étymologie, orthographe etc...

mais j'imagine qu'aujourd'hui, les élèves sortant de primaire ne maîtrisent plus l'analyse de base nécessaire à la bonne application des désinences...

d'où leur difficulté...

quant à l'analyse de la société romaine : fichtre !..  cela ne se faisait que durant les 2 ou 3 classes terminales...

il faut savoir aussi, qu'après 9 heures/semaines de latin en 6ème, on traduisait déjà la guerre des gaules de Jules César en 5ème et Tite Live en 4ème.

et bien sûr, cette section de gréco_latin était surtout fréquentée par les fils de médecins, avocats, enseignants etc..

Je comprends bien. Mais dans une mise à plat de tout ce qu'il y a à apprendre compte tenu des évolutions des savoirs, comment trancher ? Le latin est formateur, doit-il pour autant garder la position de monopole qu'il avait au XVIIème ? C'est formateur, nul ne le conteste. Mais comment se prennent les décisions pour savoir qu'il faut enseigner cela plutôt qu'autre chose ? Ou faut-il s'en tenir à ce que l'on a toujours fait ?

Histoire de France

La façon d'enseigner l'histoire de France est un sujet fortement clivant dans la rédaction des nouveaux programmes du collège.

Je me suis aperçu que, en écrivant la dernière lettre [alerte] je suis moi-même tombé dans le mythe du roman national et de nos ancêtres les gaulois. En fait pour les romains les gaulois n'étaient pas un peuple : ce terme désignait tout le magma qui se trouvait au nord de l'empire.

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt

http://rue89.nouvelobs.com/2008/06/23/nos-ancetres-les-gaulois-ils-sont-fous-ces-historiens

qui m'a remis les idées en place sur nos ancêtres les gaulois.

Réforme du collège

Ce que parler veut dire : osons le dire, à bas les pauvres

Faut arrêter, là, et rendre aux mots leur vrai sens. Les adversaires de la réforme du collège s'indignent « les socialistes sont, par idéologie, contre l'élite et ils veulent promouvoir la médiocrité. » Il faut traduire cela en bon français. « Les statistiques montrent que nos enfants, issus des milieux favorisés, réussissent mieux à l'école et obtiennent les diplômes et les postes de direction. Les mêmes statistiques montrent que les enfants des milieux défavorisés partent avec un lourd handicap, qui s'aggrave au cours de leur scolarité. C'est vrai, mais pourquoi changer ce qui réussit si bien à nos enfants ? Il faut au contraire orienter au plus vite vers des formations courtes ou pas de formation du tout les enfants des milieux défavorisés. De toute façon, ce n'est pas la peine, ils n'ont aucune chance et gâchent l'atmosphère des collèges de nos enfants. » J'exagère ? Ah bon ! Une petite remarque : outre le fait que cette position cynique (implicite, certes, mais réelle) est une affirmation d'injustice, c'est une erreur politique. Dans une société où les robots feront de plus en plus les tâches dites subalternes on aura besoin d'une population dont le niveau de formation sera élevé. La solution n'est donc pas d'éliminer les enfants de milieux défavorisés, mais de modifier le collège pour que tous puissent y apprendre.

Avis de l'un de vous

À mon avis, la dimension manquante à la réforme reste celle du service des enseignants. Comme chef d’établissement, j’ai dû passer beaucoup de temps et d’énergie à trouver des moyens pour favoriser le travail en commun des enseignants et le soutien pédagogique des élèves, moyens dont certains étaient à la limite de la légalité administrative. Prenons par exemple l’exemple du redoublement au collège. Il fallait faire diminuer les taux de redoublement, c’était le mot d’ordre de la hiérarchie : recteurs, inspecteurs d’académie… Peut-être que l’hypothèse implicite était que cela entraînerait -automatiquement ?- un changement des pratiques des enseignants.  Les taux de redoublement ont considérablement baissé, mais les pratiques n’ont pas automatiquement évolué. Au contraire, de façon systémique et je dirais « insidieuse » ont été mis en place des cursus scolaires hiérarchisés, pour résister à la concurrence du privé et/ou  pour garder les bons élèves… 

Passage en force ?

Le gouvernement a publié le 19 mai 2015 le décret permettant l'application de la réforme du collège réfléchie par l'ensemble du gouvernement et la ministre Najat Vallaud Belkacem et approuvée par le conseil supérieur de l'éducation.

Une partie des syndicats et les partis de droite hurlent : c'est un passage en force. Je sais, ma mémoire n'est pas très bonne, mais pouvez-vous me citer une réforme de l'éducation nationale qui ait obtenu un consensus ? Que fallait-il attendre ? Que toute la droite soit d'accord, sur un autre projet bien sûr, celui de Bruno Lemaire qui prévoit de restreindre drastiquement les enseignements au collège ? Que tous les syndicats soient d'accord, du Snes (syndicat immobiliste qui se pense à gauche) au Snalc, en général considéré comme très à droite ?

Démocratie

Mon exaspération se transforme en révolte lorsque je lis les propos du président du syndicat Snalc. « À chaque fois que le Snalc et le Snes se sont unis les ministres ont sauté. Un ministre qui ne donne pas satisfaction doit démissionner.» Satisfaction ? Satisfaction à qui ? Voici une conception de la démocratie bien étrange. Un ministre doit tenir compte de la réalité, pratiquer la concertation, oui. Mais donner satisfaction ! Voici les syndicats promus en associations de consommateurs, ou pis encore en groupes de chantage.

Histoire de Robert : un nouvel épisode, le cadeau de Robert

Auteur : Roland Lambot

Le cadeau de Robert…

Nous avons laissé la Lada au bout de la piste, près de La Motte. Le sentier grimpe calmement vers la Basse de Gerbier. On n’est pas pressés. Le vent est tombé et le soleil d’octobre est encore chaud à 2 500 mètres. Les herbes roussies attendent les premières neiges. Elles tardent et c’est tant mieux pour nous. Nos sacs sont lourds de la nourriture pour deux jours. Moi j’ai le rouge (faut bien deux bouteilles et même trois, on ne sait jamais…) Robert porte son fusil et les munitions. Ce n’est pas la guerre, simplement la chasse. Robert m’a invité à l’accompagner.

Y a du chamois, là-haut.

Robert, je ne me vois pas chasser. Tu me vois tuer un animal ?

Non, mais tu verras. Et puis c’est pas si facile de les attraper. Faut les approcher.

Nous voilà donc partis pour « La Cabane ». Passée la Basse de Gerbier, nous descendons la trace qui ramène vers Entraigues puis obliquons sur la gauche pour dévaler les alpages vers « La Sausse ». C’est parfois raide mais en zigzagant, « ça le fait ». Vers les 2 300 m, un gros bloc de poudingue tombé des Aiguilles protège un abri en tôle ondulée de 6 mètres sur 3.

Tu as les bonnes clés, au moins ?

Ça, faut voir !

Robert s’accroupit devant la double porte qui couvre toute la façade de « sa cabane ». Farfouille dans son sac, brandit, vainqueur, un trousseau d’au moins quinze clés de tous formats. Faudra que je lui apprenne à classer ses clés. Le cœur bat, après dix clés, toujours pas la bonne. Rien, ça l’fait pas. – Donne, t’as sûrement mal cherché. Je m’accroupis. La deuxième clé ouvre le cadenas du bas. Faudra la repérer celle-là. Après moult essais, le cadenas du haut cède. Ouf. Y a intérêt. Il est 6 heures et je n’ai pas envie de rentrer à la nuit au Collet…

Plancher en bois, un vieux fourneau en fonte s’ennuie dans le coin gauche, sans cheminée ; une armoire de bureau en métal, une grosse bouteille de gaz. J’l’ai amenée sur mon dos y a quinze jours. 12,5 kg plus la bouteille, ça doit faire dans les 25 à 30 kg. J’ai eu chaud pour la monter quand même. J’ai soif. Où il est l’rouge ? Je sors la première bouteille de Beaujolais. Oups ! Premier canon englouti d’un trait. Encore ! Ça creuse, la montée. Le deuxième suivra le chemin du premier, mais en trois étapes. Ouf.

Une petite armoire en bois pour la vaisselle, casseroles, couverts etc. A droite, entassement de vieilles planches, poutrelles, chevrons… J’les ai montés de La Sausse, des ruines de Pierrot Grand. Sur mon dos. J’ai eu chaud aussi, là… La Sausse est sous les 2 000 mètres, pas loin du torrent des Aiguilles, vers la droite. On l’voit pas d’ici. Y reste plus que des pierres. C’était un beau grand chalet… le plus grand d’ici. Ici, c’est par-ci par-là sous les Aiguilles, en haut d’Entraigues. Y manquait une tôle, puis trois, puis le vent, oups, puis plus rien, oups, emporté…

C’est triste ! Oui, c’est triste, tous ces chalets qui n’ont pas été entretenus. Nos vieux se sont esquintés à les construire. Qu’est-ce qu’y z’ont sué. Tout amener au mulet et même sur leur dos…Et nous, ffft, on laisse tomber. Tout ce travail pour rien. Allez, bois un coup. C’est quand même malheureux.

En face de l’armoire en bois, une table, ou plutôt ce qui devrait être une table, branlante, flanquée de deux bancs qui n’ont de ça que le nom. Au-dessus de l’ensemble, quatre fins câbles en acier accrochés aux tôles ondulées supportent une claie en bois : cinq matelas en mousse, un tas de vieilles couvertures, vêtements de rechange protégés par un plastique. On peut rentrer trempé « jusqu’aux os ». Dans l’armoire en métal, du café, un paquet de pâtes, du sucre, des soupes lyophilisées, du chocolat, sel, poivre,… de quoi tenir un petit siège. Dans tous les coins, des outils, scie, hachette, marteau, pioche etc…

Nous nous cuisons le souper sur la chaufferette au gaz, entamons la deuxième bouteille de Beaujolais.

Bon, on va essayer d’en dénicher quelques-uns.

Nous sortons les jumelles des sacs. Le fusil et les munitions restent là. La chasse, c’est pour demain. On ne chasse pas le mardi. Le soleil va passer derrière la cime des Torches. Dans une heure, il fera nuit. Les chamois sont encore en train de paître. En paix. Qu’ils croient…

Marche en silence vers la grande combe. Les dos courbés, comme pour être moins visibles. Ça ne sert à rien mais ça nous rassure… A 10 mètres de l’arête bordant la combe, nous nous agenouillons quand même. Ramping jusqu’à la combe. Les cœurs battent, les souffles se font silencieux, regards, gestes discrets. Nos têtes se mêlent lentement aux herbes hautes, souffle muet. Les yeux de Robert s’allument. Index vers la droite : deux chamois paissent tranquillement, 30 mètres en contrebas. La brise est légère et vient d’Entraigues. Ils ne nous sentent pas, ne nous ont pas entendus approcher. Le plus gros, 3 mètres plus haut que son éterlou, relève régulièrement la tête, vigilance maximale. Une chèvre. Tête en l’air, deux becquées, tête en l’air. Ne jamais baisser la garde.

Orgueil des Alpes. Symbiose parfaite avec le vent, la neige, la terre, les rochers. Liberté. Nous contemplons. Rien que le silence. Et la beauté.

Mais le froid tombe, l’ombre grandit. Il nous faut rentrer. Robert prépare le café pour demain matin. Y aura plus qu’à le réchauffer. Ce n’est peut-être pas le meilleur café, mais c’est comme ça. Deux matelas sur le sol, quelques couvertures et les tôles froides résonnent bientôt du ronflement de Robert. Nuit noire, froide. Une tôle grogne, se contracte au froid. J’enfonce mon bonnet sur les oreilles. Ne passe que le nez.

Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Tout à coup, comme une explosion, le sol tremble, de gros cailloux roulent plus haut, là derrière, quelque part du côté des Aiguilles. Je dors, peut-être.

Au réveil je ne saurai si j’ai rêvé, ou entendu la réalité.

Levés tôt. Le café réchauffé nous réconforte. Habille-toi bien : il fait froid. Robert empoigne son fusil, enfourne des cartouches dans ses poches. La porte grince. Les herbes craquent sous nos pieds. Nous montons vers les Aiguilles, en silence, zigzaguons entre les gros blocs. Robert s’est levé avant moi et a repéré aux jumelles quatre chamois de ce côté-là. L’air est vif et sec. D’énormes blocs de flisch reposent depuis des siècles, colonisés par des herbes sèches, sérestres, silènes encousinées, et autres saxifrages fanés. Seules fleurs : anémones des glaciers. Jardins suspendus. Le sol de moraine est une pelouse rase, parterre silencieux.

Tout à coup, stop ! Un bloc de 6 mètres environ sur 4 et autant de haut. Tout propre. Pas un brin d’herbe. Aucune fleur. Tout autour, épars, de gros cailloux. Plus haut, le sol est comme labouré, des rochers éclatés, cailloux effrités. Je repense à cette nuit. Etait-ce un rêve ? Qui sait ? J’imagine le fracas, la poussière, la montagne en révolution, les cailloux partout et le bloc de 200 tonnes qui roule, roule implacable. Là-haut, la Centrale est eventrée, pas loin du sommet. Vient-il de là ?

Robert courbe les épaules, s’accroupit derrière un bloc. Plus un geste ! 150 m devant nous, quatre chamois broutent les rares et derniers gazons de la moraine. On doit être tout près de 2 600 mètres. Ils ne nous ont pas vus. Nous redescendons, protégés par le gros bloc et amorçons un détour circulaire vers la gauche pour nous approcher contre le vent. Chance : une ravine d’orage nous offre une magnifique tranchée profonde de plus de 3 mètres. On pourra s’approcher jusqu’à 100 mètres du quatuor. Peut-être moins si on a de la chance. Surtout ne heurter aucune pierre. Ces animaux-là ont une oreille bien plus fine que nous. Nous retenons notre souffle. Ils ne doivent plus être loin. Robert prend des ruses de Sioux pour grimper en silence les 3 mètres particulièrement raides de la ravine. Un geste : ils sont là. Attention, très près ! Index sur les lèvres. Sourcils froncés. Chut ! Lentement, nous sortons les yeux du bord de la tranchée. Les quatre cornus broutent, insouciants mais vigilants. Le plus gros, en haut vient de relever la tête, les narines retroussées. Aurait-il reniflé quelque chose ? Tourne la tête vers nous, guette, attend, puis part plus loin quérir une autre touffe d’herbe.

Lentement, très lentement, Robert appuie son fusil sur le sol, épaule, ajuste, souffle à l’arrêt. Pourquoi met-il autant de temps à viser ? Les chamois sont ne sont pas à 50 mètres. Avec sa lunette, aucun risque de rater sa proie. Je ferme les yeux. Mon cœur bat la chamade.

Comme un seul homme, les quatre chamois détalent dans un fracas de cailloux et de pierres affolées. Robert vient de se relever, le fusil à la main. Allez, les cabris, courez ailleurs ! On se reverra une autre fois.

Puis me regarde, narquois. Nous sourions. Longtemps.

La grande liberté de Robert, ce sont ses cadeaux…

À propos de [alerte]

Diffusion libre à condition de citer la source, [alerte] JM Bérard, et impérativement la date.

Le nuage de [alerte]

J’ai placé dans le nuage de [alerte] des textes et documents divers, avec le seul critère qu’ils me semblent intéressants et méritent d’être portés à votre connaissance. Cliquez, naviguez. Pour accéder au nuage cliquer sur :

https://drive.google.com/folderview?id=0B_Wky0_FwW1tekd3aXNsOEpwVk0&usp=sharing

Fonctionnement de la lettre [alerte]

Inscription sur la liste de diff sur simple demande. On peut aussi se désinscrire. Les adresses des destinataires n’apparaissent pas lors de l’envoi.

jean-michel.berard x orange.fr

Ce qui est écrit dans cette lettre n’engage strictement que moi, sauf bien sûr s’il s’agit de la citation d’un appel ou d’un communiqué.

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Outre l’envoi par courrier électronique sur simple demande, les lettres [alerte] sont consultables sur

http://alerte.entre-soi.info/

Fin

de la lettre du 26 mai 2015