[alerte] - JM Bérard - 10 mai 2015

Sommaire

Éléments d'anthropologie fondamentale

Déterminisme et liberté : le génome humain

Collège : le plan numérique de F. Hollande

À propos de [alerte]

Le nuage de [alerte]

Fonctionnement de la lettre [alerte]

Fin



Éléments d'anthropologie fondamentale

J'ai parlé dans le dernier numéro de la lettre [alerte] du concours Lépine 2015 et d'une invention qui m'avait paru représentative de l'esprit de ce concours : le poupoupidou, qui permet aux dames en jupe de faire du vélo en tout bien tout honneur.

Je suis ainsi passé à coté d'une invention capitale : le système qui permet d'éviter les « chaussettes orphelines », appelées aussi par certains « chaussettes célibataires ». Je ne me prononcerai pas sur ce débat sémantique capital quant aux structures de la parenté, mais au fond secondaire (même s'il a été longuement traité par Levi-Strauss) pour m'en tenir aux faits dans toute leur brutalité.

La question des chaussettes célibataires est restée et reste étrangement à l'écart des réflexions des philosophes, qui se limitent à des thèmes déjà pensés mille fois : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Qu'est-ce qui pousse chacun à se lever chaque matin ? Qui suis-je, d'où viens-je, où vais-je ? » Réflexions approfondies par Pierre Desproges : « Qui suis-je, d'où viens-je, où vais-je et pourquoi mon magnétoscope est en panne ? », expression de l'angoisse de l'Homme face à une société qui l'élimine. Ou encore, du même Desproges, « Qui suis-je, d'où viens-je, où vais-je et pourquoi elle veut pas, la salope ?», expression paroxystique de l'incommunicabilité entre les humains.

Étrangement, dans ce foisonnement philosophique, la question des chaussettes orphelines reste masquée, refoulée. Il y a une espèce de honte à en parler, malgré l'évolution des mœurs. Le mariage gay et la dépénalisation du cannabis sont des questions publiquement abordées, des sites de rencontres proposent des rencontres pour personnes déjà mariées chacune de leur coté, mais la question des chaussettes orphelines reste un tabou.

Qui, pourtant, n'a pas connu cette surprise déroutante : on enlève de ses pieds deux chaussettes sales, et après le circuit bac à linge, machine à laver, séchage, on ne retrouve qu'une chaussette orpheline. Les psychanalystes y voient un acte manqué de l'ordre de la castration, les économistes un signe de l'obsolescence programmée, les complotistes reconnaissent l'intervention des extra-terrestres que tous les sites officiels tentent pourtant vainement de nier.

Au concours Lépine de cette année est présentée une invention permettant de lier de façon indissoluble le sort des deux chaussettes de la paire. (Leur a-t-on demandé leur avis? Peut-être l'une d'elles souhaitait-elle prendre sa liberté ? ) C'est à la fois enthousiasmant et décevant : le système proposé permet d'éviter le phénomène mais ne l'explique pas. On soigne le symptôme, pas la cause. C'est un peu une thérapie comportementale, bien pauvre face à la psychanalyse.

On saura dans la soirée de ce samedi 9 mai 2015 si cette invention, répondant à l'une des grandes angoisses de l'humanité, aura gagné un prix au concours Lépine, comme en leur temps les patins à roulettes, les lentilles de contact ou l'aspirateur électrique. Dernière minute : le prix à été attribué à un appareil totalement sans importance permettant de transformer les déchets agricoles en granulés de chauffage. Le conformisme idéologique et le politiquement correct de la bienpensance verte ont triomphé : des granulés de chauffage ! Alors que nous avons de grandes réserves de gaz de schiste et de nombreuses centrales nucléaires. Les chaussettes célibataires restent les parias de l'Histoire. Devront-elles attendre longtemps leur Victor Schoelcher ? François Hollande, pour laisser une trace de son quinquennat, les sortira-t-il de l'oubli, et du mépris dans lequel les tient Nicolas Sarkozy et de la haines à leur égard de Marine Le Pen ?

* Un article qui fait vraiment progresser la question

http://www.desinformations.com/a-2981_fini-les-chaussettes-celibataires-grace-a-adopteunechaussettecom.html

* Le texte d'une chanson de Claude Semal 2003 (je n'ai pas trouvé la musique.)

C'est un des plus grands mystères De toute l'Humanité Les chaussettes célibataires Qui ont perdu leur moitié On a beau ramper par terre Fouiller sous tous les sommiers La voilà soudain solitaire Pendant que vous, vous dormiez

Hier encore pareilles Elles étaient à vos pieds Comme une paire d'oreilles L'une sur l'autre copiée Génétiquement doubles Pareillement colorées Identiquement souples Unies, à carreaux, rayées

{Refrain:} Les chaussettes célibataires Sont un des plus grands mystères Sur la Terre

[…] Où vont-ils donc solitaires Tous ces bateaux démâtés Ces sœurs qui pleurent l'âme frère Ces cœurs qui cherchent leur moitié ? Amis, soyez donc solidaires De tous ces amours estropiés Et chaque chaussette célibataire Trouvera chaussure à son pied.

Déterminisme et liberté : le génome humain

J'ai pu vous expliquer sans faiblir les questions philosophiques posées à l'Homme par la question des chaussettes célibataires. Pour ce paragraphe-ci je rentre dans un domaine que je connais mal : déterminisme et liberté, qui est pourtant une formulation familière de nombreux sujets de bac. De nombreuses thèses ont tendance à considérer l'homme comme totalement déterminé, par le péché originel au regard de Dieu, par son origine sociale, par ce que l'on appelle trop souvent sa race, par son état physique. Les divergences, de tous temps, font rage : certes, il y a le péché originel, mais l'homme est libre et responsable de ses actes. Certes l'origine sociale a un fort poids sur la destinée de chacun, mais n'excuse par les criminels et n'empêche pas irrémédiablement de réussir à l'école...

Il demeure que, de toutes parts, on aimerait bien (même si on le nie) pouvoir classer chacun dans telle ou telle case, pour le valoriser, ou pour s'en protéger en l'écartant. Dans l'antiquité les prêtres examinaient les entrailles des animaux sacrifiés, de nos jours les voyantes ont encore un grand succès.

Un plus grand succès encore est rencontré par tout ce qui semble avoir un substrat scientifique. C'est le cas pour les analyses du code génétique de chacun. Je tente de rendre compte d'un article double page du journal Le Monde du 6 mai 2015.

Depuis le 19 février 2015 les autorités sanitaires étatsuniennes autorisent un premier test génétique en vente libre. Chacun peut ainsi acheter les résultats du séquençage des messages inscrits dans ses chromosomes. Ces analyses pour « convenance personnelle » sont interdites en France. Elles connaissent un succès croissant aux USA. À partir d'un simple prélèvement salivaire la société 23andme (en partie financée par Google, tiens donc...) propose aux particuliers pour 99 dollars une analyse des données de leur génome.

Quel est le problème ? Le risque de penser tout connaître de chacun à partir de ces analyses, de pouvoir prédire son avenir intellectuel, les risques concernant sa santé et la transmission de maladies à ses enfants, peut-être même les risques quant à son comportement social. Des perspectives un peu totalitaires, et dont il faut bien dire que la plupart des déductions faites à partir du génome ne sont pas vraiment fondées scientifiquement. En 2013 l'administration US a interdit de se livrer à des prédictions concernant les maladies. La société 23andme se limite donc, aux USA, à des interprétations récréatives (généalogie par exemple. Récréatif, quoi que... Et les secrets de famille?) mais a aussitôt détourné la loi en créant des filiales donnant les résultats des données de santé au Canada et en Grande Bretagne.

Le Monde : « Ces tests en libre accès sont-ils une menace ? Une promesse ? Quelle est leur fiabilité ? Peuvent-ils avoir une valeur médicale prédictive et préventive ? Ou bien la santé des gens n'est-elle qu'un prétexte ? […] À ces questions s'ajoutent des questions philosophiques et éthiques. Au delà des interrogations et des doutes légitimes sur le bien-fondé et les bénéfices médicaux de ces analyses c'est notre nature même d'être humain qui est interrogée. La génétique va-t-elle nier nos dimensions psychologiques, émotionnelles et sociales ? Les spectres de « l'enfant parfait » et des dérives eugéniques vont-ils resurgir ? » 

Dans l'article du journal, deux intellectuels s'expriment.

Jean-Louis Mandel, professeur de génétique humaine au collège de France s'interroge : « pourquoi juger a priori abominables cette démarche? » Il a fait faire une analyse de,son génotype, a constaté qu'il était porteur sain du gène de la mucoviscidose et a prévenu sa fille en âge d'avoir des enfants. Il poursuit « En France, lorsqu'un premier enfant est atteint de mucoviscidose on juge éthique de faire dépister ses frères, se sœurs et ses cousins. Et lorsque ceux-ci sont porteur d'une mutation, on juge éthique que leurs conjoints se fassent dépister. On juge aussi éthique de faire un diagnostic prénatal lors d'une grossesse suivante, donc de prévenir un second cas. Mais on ne juge pas éthique de faire un diagnostic chez tous les couples qui ont un projet parental et donc de prévenir un premier cas. Cela, j'ai du mal à le comprendre. […] Faut-il ou non laisser la liberté à un couple des connaître les risques de transmission d'une maladie grave à leur enfant ? […] Par peur du risque, certes réel, de dérive eugénique, on évacue le problème, on n'en parle même pas. »

Patrick Gaudray est directeur de recherche au CNRS et membre du comité national d'éthique. Ses positions sont assez différentes.

« Nous ne sommes pas le produit de nos gènes. […] Nous sommes, avec 23andMe dans une démarche de consommation, où la santé des gens n'est qu'un prétexte. Cette société vend les données de ses clients à des industries de recherche pharmaceutique. Quelle est la nature du consentement donné par les clients ? […] La valeur prédictive et clinique de ces tests est surestimée. Ces tests vendent des prédictions sans certitude. […] Apprendre que vous êtes porteur d'une prédisposition forte à une maladie donnée n'est pas forcément bienfaisant s'il n'existe aucun traitement satisfaisant ni aucun moyen préventif. […] Le plus grand danger de ces tests est qu'ils nous réduisent à notre dimension globale, oubliant notre dimension affective, psychologique et sociale.[...] Nous ne sommes pas le produit de nos gènes.[...] Une loi US interdit aux assureurs et aux employeurs l'usage inapproprié (???) d'informations génétiques de particuliers. Mais certaines personnes ont fait séquencer leur génome pour montrer aux assureurs que leur prime devait baisser. Ce n'est pas un monde où je voudrais vivre. […] Je suis émerveillé par ces extraordinaires progrès des connaissances et techniques, mais je refuse de me laisser fasciner par cette lumière qui peut brûler. »

Collège : le plan numérique de F. Hollande

Le 7 mai 2015 le Président de la République a présenté un plan numérique pour le collège.

Je suis un peu désabusé. Professionnellement, j'ai eu à traiter de la place du numérique dans le système éducatif depuis 1980, et suis un peu lassé (même pas fâché) du caractère répétitif des politiques présentées : le numérique va sauver l'école, il faut investir davantage d'argent, ouvrons l'école sur l'avenir. Un tel discours sur les effets radieux des TIC sur le système éducatif pouvait être porteur de quelque chose en 1980. Est-il encore pertinent, sans apports nouveaux de réflexion, en 2015 ? Peut-on penser qu'une technique change à elle seule les contenus et méthodes d'enseignement, les méthodes d'évaluation ?

Au moment où la réforme du collège suscite un débat national en ce qui concerne les objectifs, les contenus, les méthodes assignées au collège, le dossier «Numérique » offre un distracteur opportun et efficace. Vous vous rendez compte, à terme chaque élève du collège aura une tablette ! C'est moderne, ça, coco, ça va plaire ! On l'a déjà fait en 1985 avec « informatique pour tous ». Ah bon ?

Un extrait du discours du président de la république le 7 mai 2015 :

« Les témoignages recueillis montrent comment le numérique peut développer de nouvelles pratiques pédagogiques, lutter contre le décrochage, réduire les inégalités, apporter des réponses adaptées aux élèves handicapés, ouvrir l'école aux partenaires et aux parents. »  F Hollande a encore ajouté que le numérique « rendra l’École plus attrayante même si ce n'est pas son objet. Il ne dispensera pas du courage qu'il faut pour apprendre. » Comme à l'habitude, le plan prévoit « une formation massive des enseignants » et la production de ressources.

Je sais bien, on ne peut pas tout dire dans un discours. Mais peut-on en 2015 tenir encore un discours du type de ceux qui étaient tenus dans les années 1980 au moment de l'équipement de 70 lycées ? Tout y est : un seul item a disparu : en 1980 on pensait que l'ordinateur dispensait d'un affrontement direct entre le maître et l'élève. On s'accorde maintenant à penser que le maître est indispensable dans les apprentissages.

Il manque dans ce discours tiède des affirmations fortes : comment va-t-on développer l'esprit critique face à l'internet qui dit tout et n'importe quoi ? Comment prend-on en compte les évolutions entraînées dans le contenu même des disciplines : modélisation et expérimentation assistée par ordinateur en physique, par exemple ? L'ordinateur sera-t-il utilisé pour mettre en place des méthodes pédagogiques moins inégalitaires, au delà d'une affirmation de principe sur le développement de nouvelles méthodes pédagogiques ? Un tout petit exemple parmi des centaines d'autres: des enseignants de plus en plus nombreux développent des méthodes « d'enseignement inversé » où l'élève travaille le contenu du cours avant de venir en classe. L'ordinateur peut-il aider ces professeurs, ou stimuler le CNDP (je sais, cela ne s'appelle plus comme cela) pour créer de petits modules adaptés à l'enseignement inversé ? L'ordinateur sera-t-il utilisé pour favoriser un travail personnel des élèves ? Ce ne sont que des exemples, mais des affirmations fortes concernant les modifications des pratiques manquent dans le discours présidentiel.

Pourquoi suis-je, comme cela, un peu désabusé ? Parce que toutes les réflexions et les expériences mises en œuvre depuis 35 ans semblent à chaque fois à recommencer, et parce que l'on vit toujours sur le mythe de la technique (mini ordinateurs, micro ordinateurs, tablettes, téléphone portable) qui comme par miracle va transformer l'école. C'est déjà ce que l'on pensait en 1980.

Je sais bien, compte tenu de mon passé professionnel et personnel je suis un peu juge et partie. Mais tout de même je donne quelques citations des articles du Café Pédagogique, Devauchelle, Chaptal, qui sont peut-être plus objectifs que moi.

Bruno Devauchelle : « Voici un nouveau plan qui ne renouvelle pas grand chose par rapport aux précédents si l'on s'en tient aux seules dimensions numériques : équipement, formation, ressources forment le triptyque traditionnel ». (Lire la suite du texte sur le site.)

Alain Chaptal, chercheur au LabSic de Paris 13 : « Car quels objectifs sont poursuivis ? Réduire les inégalités, diminuer le décrochage, aider les élèves handicapés, ouvrir l'école aux partenaires et aux parents : le numérique semble la potion magique de l'éducation. Toutes les expériences de ces dernières années montrent que cela ne marche pas. Croire que l'introduction du numérique va mécaniquement améliorer les résultats ou que cela va changer le paradigme éducatif, ça n'a jamais marché. […] La vraie révolution numérique c'est que le numérique enrichit les cours des enseignants. Ce n'est pas une révolution induite par le numérique, mais une évolution des enseignants qui font évoluer progressivement leurs pratiques. Ce qui compte au final c'est ce que font les enseignants, non la technologie qu'ils utilisent. » Lire la totalité de l'article sur le site.

Au total un point me semble important et assez positif dans les annonces faites : l'introduction d'un enseignement du codage à l'école, au collège et au lycée. Les documents qui ont été pour l'instant diffusés à ce sujet ne sont pas assez détaillés. J'étudierai la question et j'y reviendrai.

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/08052015Article635666733790394245.aspx

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/08052015Article635666733753577301.aspx

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/08052015Article635666733747805153.aspx

À propos de [alerte]

Diffusion libre à condition de citer la source, [alerte] JM Bérard, et impérativement la date.

Le nuage de [alerte]

J’ai placé dans le nuage de [alerte] des textes et documents divers, avec le seul critère qu’ils me semblent intéressants et méritent d’être portés à votre connaissance. Cliquez, naviguez. Pour accéder au nuage cliquer sur :

https://drive.google.com/folderview?id=0B_Wky0_FwW1tekd3aXNsOEpwVk0&usp=sharing

Fonctionnement de la lettre [alerte]

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jean-michel.berard x orange.fr

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Outre l’envoi par courrier électronique sur simple demande, les lettres [alerte] sont consultables sur

http://alerte.entre-soi.info/

Fin

de la lettre du 10 mai 2015