[alerte] - JM Bérard - 24 janvier 2014

Sommaire

Jacques Arsac 1929 2014

Droite et gauche : ce que parler veut dire

Le monde numérique risque d'appauvrir la pensée

A la vie à la mort

Cote de popularité de Manuel Valls

Le progrès selon Microsoft

Évaluation et notation des élèves



Jacques Arsac 1929 2014

Jacques Arsac est décédé.

J'ai beaucoup appris de lui, je lui rends un hommage profond. Il a marqué ma façon de raisonner, et a je pense marqué de même beaucoup d'autres personnes.

Correspondant de l'académie des sciences, Jacques Arsac était professeur émérite d'informatique à Paris VI Pierre et Marie Curie. Il a été l'un des intellectuels qui ont contribué à la naissance et au développement de la science informatique. Ainsi, il a apporté des contributions fondamentales à l'usage de l'informatique en radio-astronomie.

Il a joué un rôle tout à fait éminent dans la réflexion sur la place de l'enseignement de l'informatique dans la formation des élèves du second degré et a été en particulier le moteur, la cheville ouvrière de la création, dans les années 1980, d'une option informatique dans les classes de seconde première et terminale des sections scientifiques des lycées. Cette option avait la double caractéristique d'introduire un enseignement rigoureux et formateur de la science informatique dans le système éducatif et de proposer un enseignement qui prenne aussi en compte les aspects citoyens et les conséquences sociétales des développements du numérique : loi sur l'informatique, les fichiers et les libertés, etc.

A l'époque, après avoir créé l'option, puis supprimé, puis créé à nouveau, les décideurs ont finalement considéré que cette option n'avait pas vraiment sa place dans une conception d'ensemble du système éducatif : trop sélective, concernant peu les filles. Elle a été supprimée.

Les débats sur la place de l'enseignement de l'informatique dans le système éducatif français et sa généralisation sont toujours en cours. En 2014, faut-il enseigner l'informatique à tous les élèves ? Retard ahurissant de la France à prendre une décision cruciale affirment certains, décision qui ne peut être prise indépendamment d'une réflexion d'ensemble sur les objectifs du système éducatif pensent d'autres, dont je fais partie. Une option sciences du numérique existe dans les classes de seconde première terminale des sections scientifiques des lycées.

Au delà des débats sur la place de la formation à l'informatique à l'école, il me semble que les apports déterminants, intellectuellement fascinants et peut-être actuellement inégalés de Arsac ont surtout porté sur la didactique de l'informatique.

Dans la tradition du lycée napoléonien et de la société des agrégés, une excellente maîtrise d'une discipline est une condition nécessaire et suffisante pour l'enseigner. Les luttes à couteaux tirés opposent de façon caricaturale lors de chaque réforme du système éducatif les « républicains » (pour enseigner les maths à Paul il faut connaître les maths) et les « pédagogistes »  (pour enseigner les maths à Paul il faut connaître Paul.) Ce n'est que très difficilement, très lentement, dans les années 1970 qu'émergent des travaux universitaires de didactique (non, pas des travaux de sciences de l'éducation mais bien des travaux de didactique) et que des conséquences de ces travaux apparaissent dans la rédaction des programmes. Pour enseigner une discipline il faut aussi se préoccuper de savoir comment l'enseignement va être compris par les élèves, à quelles représentations déjà présentes dans leur esprit l'enseignement va se heurter. Il faut pour cela un travail intellectuel considérable de vulgarisation, qui tienne compte du fait qu'il ne suffit pas d'énoncer une connaissance pour que les élèves puissent se l'approprier, la « faire fonctionner ». Il faut pour cela un travail considérable de grands chercheurs (en physique, Gamow autrefois, Étienne Klein de nos jours), d'institutions fécondes (les IREM en maths), d'équipes d'enseignants (laboratoires de didactique et enseignants de terrain, éventuellement mouvements pédagogiques).

Construction d'une boucle itérative

Arsac avait su faire ce travail. Je ne prendrai qu'un exemple : la construction d'une boucle itérative, élément-clé de nombreux algorithmes informatiques. D'accord, la plupart de vous ne savent pas ce que c'est. C'est pourtant une méthode très générale et puissante de résolution de problème.

Comment vous dire ? On se place dans la situation du problème à résoudre. Si c'est fini, le problème est résolu. Si ce n'est pas fini on avance d'un pas et on se demande à nouveau si c'est fini. Jusqu'à ce qu'on arrive au bout. Dit comme cela, cela a l'air un peu bébête, et pourtant c'est d'une puissance incroyable. La difficulté est que si je vous donne un exemple dans cette courte lettre [alerte] l'exemple va forcément être très simple, et vous allez rester sur l'idée que c'est un peu bébête. Allez je me risque. J'ai 40 objets numérotés de 1 à 40, je veux connaître le poids du plus lourd. J'en suis déjà arrivé à l'objet N° 28, j'ai noté sur un papier le poids de l'objet le plus lourd que j'ai trouvé jusqu'à maintenant, disons 63 kg. Est-ce que j'ai fini ? Non, j'en suis seulement à l'objet N° 28. J'avance d'un cran, je pèse l'objet N° 29. Il pèse 67 kg. Est-il plus lourd que 63 kg ? Oui. C'est donc lui qui devient le plus lourd, au lieu de 63 j'écris 67 sur le papier. Est-ce que j'ai fini ? Non j'en suis seulement au N° 29. J'avance d'un cran et je pèse l'objet N° 30. Il pèse 54 kg. Est-il plus lourd que 67 kg ? Non. Je laisse écrit 67 kg sur le papier. Est-ce que c'est fini ? Non, j'en suis seulement au N° 30. Je continue. A la fin, lorsque j'en serai au 40, le poids de l'objet le plus lourd sera écrit sur le papier. J'aurai résolu mon problème. Une seule question : comment commencer ? Au début je n'ai pesé aucun objet. J'écris donc 0 sur le papier, c'est le poids de l'objet le plus lourd. Et puis j'y vais, je commence, je pèse l'objet N°1...

Disons seulement que, à l'université, en licence d'informatique, la construction d'une telle boucle s'exprime dans un formalisme mathématique tout à fait accessible à des étudiants, mais difficilement transmissible au grand public. Arsac a su, sur ce point pris comme exemple, trouver une façon d'exprimer les choses qui soit à la fois d'une rigueur scientifique totale et qui soit largement accessible. La méthode qu'il propose ainsi est féconde, même en dehors du strict champ de l'algorithmique.

Je suis désolé de ne pouvoir vous faire partager davantage mon plaisir. J'ai déjà entraîné certains de vous à construire une boucle par la méthode Arsac. C'est un grand moment de jubilation intellectuelle, (du moins pour moi... Pour ceux à qui j'ai tenté de faire partager cela, je ne sais pas...) mais le format de la lettre [alerte] est trop court pour que je puisse m'y risquer ici. Qui plus est, je suppose que ce que je dis entraîne chez beaucoup de vous un mouvement de recul spontané. Autant ce que l'on appelle la culture générale considère comme « normal » et de bon ton de s'intéresser au jeu d'échec, autant prendre plaisir à construire une boucle itérative relève de la perversion... Et pourtant, quelle jubilation intellectuelle.

Je ne sais si l'on trouve encore l'ouvrage « Premières leçons de programmation », Arsac, Cedic, 1980. Cet ouvrage était destiné aux professeurs et aux élèves de l'option informatique des lycées dans les années 80. La « méthode Arsac » y est appliquée à la construction de nombreux algorithmes, et chacun est un petit joyau intellectuel. En plus, cela sert vraiment à écrire des programmes, et même, si l'on y prend goût, à transposer ces méthodes d'analyse dans la vie courante, en dehors de l'informatique. Cherchez ce livre, empruntez-le à vos amis... J'ai regardé, quelques exemplaires sont disponibles sur les sites de vente en ligne ce 22 janvier 2014.

J'ai suivi avec passion les cours que Arsac dispensait pour former les professeurs de l'option informatique. Il a été mon maître sur de nombreux points. Parmi tous les éléments de son travail, je voudrais donc tout particulièrement rendre hommage à la place qu'il accordait à la transposition didactique de la discipline dans l'enseignement et à la formation des enseignants.

JM Bérard, IGEN Honoraire, ancien membre du comité de suivi de l'option informatique, ancien co-responsable de la cellule TIC des inspections générales.

Je ne pense pas que je serai submergé de demandes, mais si l'un de vous veut que je lui envoie un exemple de construction de boucle itérative un pue plus compliquée...

Communiqué de l'institut de programmation de Paris 6

http://www.lip6.fr/actualite/information-fiche.php?ident=OL79

***

Droite et gauche : ce que parler veut dire

Je relis l'article que j'ai écrit ci-dessous, et je ne comprends pas bien ce que je voulais dire. Du coup je résume, pour être sûr que je comprends ce que je dis. Mais même comme cela...

* On dit que les notions de droite et de gauche et de lutte des classes n'ont plus de sens en 2014. Ce n'est pas exact, la question constitutive de la naissance du capitalisme (répartition conflictuelle des fruits du travail entre le capital et le travail) reste intacte ;

* Dans la description qu'il fait de sa propre action économique, F. Hollande se situe désormais explicitement sur des positions historiquement considérées comme de droite. Cela a le mérite de sortir d'un contorsionnisme linguistique fatigant ;

* Peut-être le fait d'assumer clairement des positions économiques « de droite » va-t-il permettre à Hollande d'avoir une action plus à gauche sur de nombreux problèmes de société.

Les décisions de François Hollande en faveur d'une politique économique dite « de l'offre » suscitent une réflexion intense sur tout l'échiquier politique : dans la tradition de l'histoire de l'économie, une telle politique est usuellement considérée comme « de droite », et voici qu'un président élu comme « de gauche » l'assume avec détermination.

Je ne vais pas me demander si, en période de crise mondiale, une telle politique est la seule possible : c'est ce que dit le patronat, bien sûr. Je ne vais pas me demander si dans l'effondrement du système économique et financier mondial une politique quelle qu'elle soit pourrait réduire le nombre de chômeurs. Je pense que l'économie n'est pas une science, et que personne n'en sait rien.

J'ai été amusé la semaine dernière par le débat d'économistes très compétents sur France culture. Ils ne sont, entre eux, d'accord sur rien. Patrick Artus (qui n'est pas un économiste de gauche) estime que Hollande a tort de faire aux entreprises un cadeau indifférencié concernant les « charges » sociales, alors que certaines entreprises n'en ont pas besoin. Krugman, prix Nobel d'économie, est indigné par la politique engagée par Hollande. Citation de Krugman : En annonçant que "l'offre crée la demande", il fait écho à l'erreur depuis longtemps démystifiée et discréditée de Jean-Baptiste Say. Tout montre au contraire que la France a des ressources productives qui sont au ralenti parce que la demande est insuffisante. Il suffit de regarder le mouvement de désinflation. Le mouvement européen vers la déflation rejoint les errements du passé du Japon. Ces affirmations de Krugman me laissent sceptique : JB Say a un lycée à son nom, on peut lui faire confiance ; comment croire Krugman qui, lui, n'a que le prix Nobel ?

Vous connaissez mes théories pessimistes : le système économique et financier mondial est à bout de souffle, il croule dans les crises, les guerres, le chômage, la destruction des ressources de la planète. Heureusement de nombreuses associations militantes et associatives « de base » agissent dans le présent et préparent l'avenir. Mais je doute fortement que les politiques des États y puissent grand-chose, tant la fragilité des pieds d'argile du colosse économique et financier mine toute action.

Ce qui m'exaspère est la manie que nous avons de ne pas pouvoir nommer ce que nous faisons. D'accord, « politique de droite » est has been. D'accord, « politique sociale-démocrate » n'exprime pas vraiment ce que fait le président, d'accord, « politique sociale-libérale », en affichant trop les choses, va choquer une partie des électeurs « de gauche » de Hollande.

D'où la nouvelle tactique de masquage linguistique : Hollande pratique une politique « en faveur de l'entreprise. » Le problème crucial du fonctionnement du système économique libéral est celui de la répartition des profits entre le capital (les actionnaires) et le travail (salaires et garanties sociales pour les travailleurs.) En théorie marxiste cela s’appelle « exploitation des travailleurs ». Et l'on aura beau gommer ce terme violent, la question subsiste. A-t-on vraiment, dans la pratique de l'économie, évolué depuis que lord Chatterley expliquait à sa femme que, heureusement, les détenteurs de capitaux sont là pour donner du travail aux ouvriers ? Je crois que la plupart des études indiquent que, depuis la chute du système soviétique, dans l'économie mondiale le curseur s'est plutôt déplacé vers une répartition en faveur du capital. Même Bernard Guetta le dit sur France inter... La politique de Hollande n'est pas « en faveur de l'entreprise » : elle tranche pour une répartition en faveur du capital (baisse du coût du travail, baisse des « charges » sociales, qui ne sont pourtant rien d'autre qu'un salaire différé.) C'est ce que l'on désigne usuellement par « politique de droite ». Dire que c'est « en faveur de l'entreprise » semble oublier que dans l'entreprise il n'y a pas seulement des capitaux investis, mais aussi des travailleurs sans lesquels ces capitaux seraient un peu improductifs.

La politique de l'offre est clairement assumée par Hollande. Très bien, enfin bon, si j'ose dire... Soit. Mais au moins soyons sincères et disons clairement que c'est une politique qui déplace le curseur du coté du capital. Ce n'est pas une politique « de l'entreprise » c'est une politique qui prend pour hypothèse que le déplacement du curseur du coté du capital aura des effets bénéfiques sur le chômage.

Comme le dit Le Monde, Hollande fait un coup de poker. Faites vos jeux, rien ne va plus... Voilà une politique en forme de loterie qu'elle est bonne ! L'économie n'est pas une science, on joue au poker.

Je vois personnellement certains avantages à ce que Hollande assume désormais d'être à droite. Cela laisse beaucoup moins d'espace à la droite classique (voir le désarroi des dirigeants des partis de droite et du centre), cela apaise en apparence la violence des débats nationaux et laisse donc moins de place à la haine développée par le front national. Cela évite aussi à Hollande ses atermoiements constants : j'annonce quelque chose et je recule aussitôt devant les cris d'orfraie suscités par ce que j'ai annoncé. Plus besoin d'annoncer et de reculer : on a enfin le droit d'annoncer tout de suite une mesure réputée comme « de droite ».

Lui président... Nul doute que, ainsi libéré, Hollande va pouvoir cantonner Valls et ses idées dangereuses sur les roms, les immigrés et la sécurité, cantonner Valls et ses ambitions appuyées sur une société de haine de l'autre. Nul doute que ainsi libéré Hollande va pouvoir mettre en place une politique pénale digne des impulsions données par Mme Taubira. Nul doute que ainsi libéré des contorsions du double langage économique Hollande va pouvoir à nouveau défendre le droit du travail fortement secoué par les réformes faites au début du septennat. Nul doute qu'il va pouvoir dire avec fermeté aux industries classiques « votre politique de consommation sans limite des ressources de la planète est une impasse. » Nul doute qu'il va pouvoir ainsi être « sociétalement » beaucoup plus à gauche, dessiner une société de l'avenir, insuffler à nouveau de l'espoir.

J'ai le regret de vous le dire, ce que j'écris n'est pas au second degré. C'est une partie de poker : j'échange Jean-Baptiste Say contre une politique progressistes dans les autres domaines. Bon à la relecture et dit comme cela c'est idiot. Peut-on avoir à la fois JB Say et prendre garde au gaspillage des ressources de la planète ?

Résumé : est-ce, ayant voté Hollande, je me sens trahi ? Non. Il me semblait que la priorité était d'écarter Sarkozy, un point c'est tout. J'ai longtemps pensé que l'indécision de Hollande ouvrait la voie au Front National. Réaction purement intuitive, non prouvée : il me semble que le nouvel affichage politique laisse moins de respiration au FN, à condition que Hollande sache contenir les aspirations extrémistes de son ministre de l'intérieur et des forces qui le soutiennent. Le nouvel affichage politique va-t-il améliorer la situation économique : à mon avis absolument pas, mais je ne suis pas plus voyante extralucide que Artus et Krugman.

Cri unanime des lecteurs de la lettre [alerte] : Ce texte est bien embarrassé, cher ami... On attendait que vous preniez clairement position pour les verts (qui ? Les verts?), le front de gauche, les centristes, le FN, Larrouturou, les souverainistes, Juppé (pas mal, Juppé...)... Votre texte, on croirait du Hollande... Je trouvais effectivement plus confortable l'époque où, militant engagé, j'avais la bonne réponse à tout. C'était dogmatique, cela ne marchait donc pas, mais au moins j'avais la réponse.

***

Le monde numérique risque d'appauvrir la pensée

Dans le numéro de la revue La recherche de février 2014, trois pages sont consacrées à un entretien avec le philosophe Jean-Michel Besnier.

Le chapeau de l'article : en réduisant à l'extrême les échanges verbaux et écrits, les technologies numériques menacent notre capacité à la réflexion profonde et aux apprentissages complexes. Un risque d'appauvrissement de la pensée que dénonce avec véhémence le philosophe Jean-Michel Besnier.

JM Besnier est philosophe et occupe la chaire de philosophie des technologies d'information et de communication à la Sorbonne.

Un article fondamental, bouleversant. Je ne dis pas bouleversant au sens affectif du terme, mais parce que cela « secoue » une partie de mes idées concernant la place du numérique dans nos processus de pensée. Et malheureusement je suis tout à fait incapable de synthétiser. Le dernier ouvrage paru de Besnier a pour titre « L'homme simplifié ». Je ne l'ai pas lu, je me précipite pour l'acheter. L'article de la revue est une synthèse en trois pages des principaux points de ce livre, synthèse faite par Besnier lui-même. Comment pourrais-je faire une synthèse d'une synthèse d'éléments de pensée aussi fondamentaux et faite par l'auteur lui-même ?

Puisque la revue est datée de février 2014, vous la trouvez en ce moment dans les bibliothèques et médiathèques et en vente dans les kiosques.

J'ai trouvé une méthode pour vous faire percevoir un peu ce que dit ce philosophe : donner des citations entre guillemets et sans aucun commentaire. Cela détruit évidemment toute la cohérence de la pensée. Je serais vraiment reconnaissant à quiconque d'entre vous qui à partir de Besnier écrira un article pour [alerte].

Au début de l'article, Besnier exprime ses réserves face aux théories transhumanistes de l'homme augmenté. (J'en ai déjà parlé dans [alerte]). Les avancées scientifiques en génétique, en intelligence artificielle et en robotique sont censées permettre l'avènement d'un homme aux performances cognitives ou physiques améliorées. [...] Les membres du courant de pensée transhumaniste, qui a émergé à l'UCLA dans les années 1980, imaginent sans ciller la création d'un « homme parfait » connecté et quasi-immortel. […]

L'extension des technologies numériques dites « intelligentes » risque de réduire nos comportements à une logique de pur fonctionnement. L'homme soi-disant « augmenté » masque en fait « l'homme simplifié » que je décris dans mon dernier ouvrage. […]

Toutes ces technologies numériques nient la complexité de ce qui est au cœur de l'humain et qui fait sa richesse. Prenons les logiciels dits « éducatifs » qui se limitent à des questionnaires à choix multiples. Ils risquent de développer une pensée automatique proche du réflexe. C'est le contraire de ce qu'on attend d'outils pédagogiques destinés à développer le jugement et l'aptitude à transférer des savoirs d'un domaine à un autre . […]

Le web met à notre disposition une sorte d'encyclopédie universelle. Mais le fait d'accéder à des milliers d'information ne suffit pas à produire du savoir. Encore faut-il comprendre comment organiser ces informations pour en extraire des connaissances. […]

Intéressons-nous aux « robots compagnons » très prisés au Japon. En croyant grâce à eux affronter le vieillissement de leur population, les Japonais font-ils autre chose qu'ouvrir la porte à une société sans âme ? Ce qui me surprend c'est notre tendance à être euphoriques devant n'importe quelle innovation technologique en faisant l'économie de la démarche réflexive la plus élémentaires sur les conséquences pour l'être humain.[...]

Beaucoup s'émerveillent qu'un enfant de 7 ans n'ait pas besoin comme son grand-père d'un mode d'emploi pour utiliser un ordinateur. Mais cela révèle justement les progrès de nouvelles procédures de pensée déterminées par les automatismes. Elles sont efficaces parce qu'elles ne se laissent pas arrêter par une démarche de mentalisation ou de réflexion désormais perçue comme encombrante. L'idée que, pour utiliser les machines, on a plus recours à l'instinct et à la réactivité qu'aux tâtonnements de l'intelligence disqualifie les exercices d'approfondissement jadis associés à l'instruction. Cette défaite de la pensée profonde risque de conduire peu à peu à un affaiblissement des capacités d'apprentissage de notre cerveau. […]

Nous sommes quotidiennement invités à décoder et à faire circuler des signaux, et non plus à échanger des signes. […]

Si nous redevenons capables de penser les techniques comme des instruments destinés à composer avec la vulnérabilité et non à l'éliminer nous pourrions en faire des outils de convivialité.

***

A la vie à la mort

Un article dans Le Monde du mercredi 15 janvier 2014.

Le chapeau de l'article : le cancer colorectal touche en France chaque année 42 000 personnes supplémentaires, dont près de une sur deux y succombera. Pris à ses débuts grâce au dépistage il peut être guéri dans la plupart des cas.

Malgré un dépistage systématiquement proposé, le cancer colorectal tue alors qu'il pourrait ne pas tuer. C'est bien mystérieux. Quelle force de mort nous conduit à nous dire «j'ai reçu de la sécu le papier pour dépister le cancer colo-rectal, mais je ne vais pas m'en occuper  » ?

Alors que le dépistage est efficace, le cancer colo-rectal tue 18 000 personnes par an.

Bon allez, j'arrête, toutes les fois où j'aborde ce genre de question vous me répondez : pourquoi nous fais-tu la morale, chacun est responsable de soi.

C'est vrai : une forte proportion de personnes ne font pas le dépistage qui leur est proposé, mais cela ne concerne pas les lecteurs de [alerte], qui ne sont pas un échantillon représentatif de la population.

Au fond, je sais pourquoi le dépistage du cancer colorectal est si peu pratiqué : son but est de détecter des saignements invisibles de l'intestin, des saignements occultes. Peut-être une partie des gens voient-il dans le mot « occulte » une expression grossière ? Encore les ravages de la méthode globale de lecture.

Si vous recevez un papier de la sécu pour dépister le cancer colorectal, sachez-le : en France le suicide est libre, libre à vous de ne pas faire le test.

Les lecteurs de [alerte] unanimes : Cher ami, vous voyez bien que cet article est idiot : vous suggérez une méthode efficace à vos amis suicidaires (ne pas faire le dépistage), alors qu'ils n'avaient peut-être pas trouvé comment se suicider.

J'ai regardé la télé avant les fêtes de fin d'année. Je ne me suis pas trouvé cette année dans la situation montrée par les spots. Mais si cela avait été le cas, oui j'aurais pris les clés d'un ami ivre qui aurait voulu reprendre la route et l'aurais contraint à dormir sur place. Mais je crois qu'il m'en aurait beaucoup voulu. Quant à sa veuve, du coup non veuve, elle m'en aurait voulu aussi d'avoir forcé son mari, de l'avoir humilié devant les autres amis. Il est vrai que si je ne l'avais pas retenu et qu'elle soit effectivement devenue veuve et tétraplégique elle ne m'en aurait peut-être pas voulu. On en veut souvent aux gens d'essayer de faire quelque chose, bizarrement on leur en veut moins de n'avoir rien fait.

J'ai un regret dans ma vie, j'en ai déjà parlé à l'ami concerné : il avait trop bu, il conduisait et nous roulions sur une petite route. J'aurais dû lui demander d'arrêter et j'aurais dû descendre de la voiture. J'ai un autre regret : j'étais passager d'une voiture, en compagnie de trois enfants. Le conducteur, totalement insensible aux appels à la prudence, roulait à une allure totalement déraisonnable sur une autoroute totalement saturée et avec une visibilité très faible du fait d'un violent orage. Avec le recul, il me semble que j'aurais dû exiger qu'on me laisse descendre de la voiture avec les trois enfants sur une aire de stationnement.

Cri unanime des lecteurs de [alerte] : en plus vous mélangez tout, le cancer du côlon, l'alcool au volant, pourquoi pas le tabac tant que vous y êtes ? Laissez-nous vivre. (?) Et puis êtes-vous si sûr vous-même de ne prendre aucun risque, pour avoir le droit de nous donner des leçons ? Charité bien ordonnée...

***

Cote de popularité de Manuel Valls

Alors que Valls était le chouchou de l'opinion publique, sa cote de popularité chute à la mi-janvier 2014. Chic alors, « l'opinion publique » a réalisé que Valls tient contre les roms des propos inadmissibles, que Valls sabote les efforts de Mme Taubira pour mettre en place une politique pénale juste et efficace. Mais hélas, pas du tout : je crois que l'opinion publique reproche à Valls d'avoir agi contre les propos antisémites de Dieudonné. Après tout, pense une partie de l'opinion publique, les propos antisémites de Dieudonné relèvent de l'humour ! Je ne suis pas heureux de la chute de Valls dans l'opinion, car cette chute est peut-être due à sa lutte contre l'antisémitisme.

Outre la chute de Valls dans les sondages, la presse monte en épingle les « mauvais » résultats du gouvernement sur la sécurité, en particulier l'augmentation des vols. C'est un vieux thème de peur agité chaque année : l'insécurité augmente. La droite est ravie, de prendre en défaut Valls, qui occupe sur le thème de l'insécurité le terrain qui fait son fond de commerce.

Je ne vais pas dans le présent numéro de [alerte] analyser des statistiques à la méthodologie douteuse, qui mélangent des données sans rapport entre elles. A son arrivée, Valls avait promis de mettre en place des outils statistiques d'analyse de la délinquance et du sentiment d'insécurité. Je ne crois pas qu'il l'ait fait. Du coup on se retrouve comme chaque année avec des résultats vaseux, qui arrangent bien la droite (« Valls, notre principal concurrent, est nul ») mais dont je me demande s'ils n'arrangent pas aussi Valls lui-même. (« Vous voyez, bien, je ne suis pas assez à droite, il faut durcir tout cela, et montrer du doigt la justice laxiste. »)

Je vois bien en tout cas ce qui va se passer : Valls et la droite vont accentuer leur campagne contre les projets de politique pénale de Mme Taubira, dont le laxisme angélique est la faute de tout. Cela a commencé dès hier soir à la télé : madame Taubira est pour l'impunité ! Madame Taubira, en s'appuyant sur des études très fondées, tente de nous faire comprendre que les courtes peines de prison pour les primo-délinquants ne permettent pas du tout de lutter contre la récidive, au contraire, et que l'on pourrait remplacer ces peines de prison par des peines de substitution. Il est clair que son analyse va être noyée sous un flot d'inexactitudes, venant tant de Valls que de la droite.

Je ne comprends pas tout, mais je ne crois pas que tout cela soit fait pour être compris : on attribue une montée de la délinquance (réelle ou construite) au laxisme des magistrats, alors qu'il n'y a jamais eu autant de monde en prison.

Dans un article ci-dessus j'avais rêvé que l'on échange, comme au poker, Jean-Baptiste Say contre Mme Taubira. C'est mal parti. On aura JB Say et pas Mme Taubira.

***

Le progrès selon Microsoft

Contraint et forcé, j'ai dû me résoudre à acheter un ordinateur qui fonctionne sous Windows 8. On m'avait prévenu, et bien c'est vrai. Dans les débuts de l'histoire de l'informatique, tout était centralisé dans de gros systèmes, accessibles aux seuls spécialistes. Puis, avec les ordinateurs individuels, l'utilisateur a eu sa place, sa liberté de de création et de décision. Et voici que, en affirmant bien sûr que c'est pour le bien de l’utilisateur, on en revient à restreindre massivement sa liberté de gérer les informations qu'il traite. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est dans le nuage, vous n'avez plus besoin de vous faire de souci, Microsoft s'en occupe pour vous. Et si moi je veux que les infos soient ailleurs que dans le nuage, je dois ramer, chercher, ne pas trouver d'informations sur les forums, passer du temps sans être sûr que finalement ce sera possible. Le nuage lui, est au départ gratuit, mais il faudra payer lorsque, au fil du temps, j'aurai beaucoup à stocker. Le nuage Microsoft, soumis aux lois américaines, est accessible à toutes les agences de sécurité US. (Mais oui vous savez bien ce n'est pas grave je n'ai rien à cacher). Et le nuage fonctionne à la discrétion de l'industriel, qui peut supprimer le service quand il veut.

Bon d'accord c'était la même chose avec les disquettes 5'' ¼ : rien ne garantissait leur pérennité, rien n'assurait que l'on trouverait encore des machines pour les lire trente ans plus tard. D'ailleurs...

Bon consolons-nous : toute une collection de livres rares de la bibliothèque nationale vient d'être détruite par une inondation. (Une fuite du système qui devait protéger les livres contre le feu. On ne peut tout avoir...)

On peut toujours aiguiser le manche d'une fourchette et graver ses poèmes, au fil de longues journées, sur le mur de la cellule de sa prison. Cela laissera quelques traces.

***

Évaluation et notation des élèves

Se heurtant à de nombreux conservatismes, le ministre de l'éducation nationale tente de refonder le système éducatif. Dans la liste des tensions et des désaccords, les interrogations sur le rôle de l'école, tri social, compétition individuelle, notation et évaluation des élèves font l'objet de réflexions approfondies.

Plusieurs articles de la revue en ligne « Le café pédagogique » du 24 janvier 2014 sont consacrés à ces questions.

Sur la page d'accueil, rechercher le numéro du 24 janvier :

www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/01/24012014Accueil.aspx

____________________________________________________________________

Vous pouvez m'écrire à jean-michel.berard arobase orange.fr

La diffusion de ces textes est libre à condition de citer l'auteur et la date.

Documents alerte : vous savez que je dépose dans un nuage Google un ensemble de documents, avec pour seul critère qu'ils me semblent intéressants et que je souhaite les partager. Il vous suffit de cliquer sur le présent lien documents [alerte] puis de faire un simple clic (simple clic) sur l'icône du document qui vous intéresse. Aucun mode d'emploi à apprendre, c'est tout simple.

Outre cet envoi par courrier électronique, les lettres[alerte] sont consultables sur

http://alerte.entre-soi.info/

fin de la lettre du 2014 1 24/ 24 janvier 2014