[alerte] - JM Bérard - 28 juin 2012

Ce que parler veut dire

Comment parler pour dire « rien »

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[alerte] changement de formule

Jusqu'à maintenant les lettres [alerte] paraissaient environ tous les mois, avec un sommaire de plusieurs articles portant sur des sujets divers, censés balayer largement l'horizon.

Les billets seront désormais plus fréquemment mis en ligne, mais limités à un ou deux sujets.

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Pour vous régaler

Pour passer un bon moment. Il y a longtemps que je ne vous ai pas parlé du site

http://pdos.csail.mit.edu/scigen/

Il faut vraiment essayer, c'est un régal. Vous tapez les noms des auteurs (imaginés, c'est juste pour essayer), vous cliquez sur générer et la machine génère un article scientifique d'informatique, avec un plan, des textes, des graphiques, des schémas, une bibliographie. Tout cela a toutes les apparences d'un papier scientifique, mais ne veut strictement rien dire. Fantastique. Cela vaut l'essai. Il parait, mais je ne le crois pas, que des articles ainsi générés ont été acceptés par des comités de colloques scientifiques.

L'exemple de la novlangue dans la recherche scientifique

Dans le supplément « Le Monde sciences et techno » du 23 juin 2012 on peut lire l'article de Marco Zito, physicien des particules au CEA. Le texte, intitulé « La novlangue de la recherche » explique comment rédiger les dossiers qui vont permettre d'obtenir les subventions ou les contrats dont le labo a besoin. Il faut pour cela, dans la recherche « moderne » présenter un projet qui soit un argument de vente. Difficile lorsque le sujet (tel la recherche de la particule de Higgs) ne comporte ni brevet ni retombées économiques.

Selon l'auteur, aucun projet scientifique ne paraitrait sérieux s'il ne fait pas mention de l'innovation, de la rationalisation, du dynamisme, de l'excellence.

« L'innovation rationalise les complémentarités thématiques des laboratoires ».

Le site « Sauvons l'université » publie une liste de termes que l'on peut combiner : un substantif (innovation, ambition, partenariat, performance) un verbe (rationalise, mobilise, fertilise, dynamise, décloisonne) et un cod (facteurs, processus, synergies, transferts).

L'auteur conclut que l'on peut ainsi générer 100 000 inepties (je ne sais s'il a calculé) qui semblent cacher une profonde réflexion stratégique.

Merci à celui qui me rappellera quel écrivain a conçu ainsi un générateur de poèmes. (Queneau ? Prévert ? J'ai oublié).

Le 29 06 : réponse de AM, merci.

"Mille milliards de poemes" de R.Queneau: autant de sonnets, constitués par des alexandrins interchangeables, chacun étant Indépendant et mobile sur un gros livret a spirale, donc combinable avec treize autres alexandrins. Ca coute une petite centaine d"Euros

Essayons : Le partenariat dynamise les synergies ! Et en plus ce n'est même pas faux !

Parler pour dire « rien »

Étrange idée. Parler pour dire « rien ». Parler pour aligner des propos vides de sens. Absurde.

Et pourtant j'en arrive à me demander si, de façon générale, on ne parle pas plus souvent pour dire « rien » que pour dire quelque chose ayant du sens.

Les besoins sont multiples : dans la vie politique, pour créer un rideau de fumée, ou attirer, tel un prestidigitateur, l'attention sur un point pendant que l'on fait autre chose ailleurs. Dans la vie personnelle : en parlant, je m' expose, autant me protéger par un mur de non-sens « tefal » où tout va glisser. Dans la vie sociale, souvent. Il n'est pas de bon ton, dans un diner bien élevé, de parler de politique, de sexe, d'argent ou de mort. Dans la profession, parler pour dire rien est indispensable pour monter un projet qui ait l'air solide et pensé. (voir plus haut).

On se souvient que, en 1996, le physicien américain Sokal avait envoyé à une revue fort sérieuse un texte prônant la transgression post-moderne des frontières intellectuelles. Cette revue l'avait publié, sans trop l'analyser, sans doute du fait de la notoriété de Sokal. Peu de temps après, Sokal publie dans une autre revue un texte expliquant que son texte initial était totalement parodique, vide de sens, et visait précisément à mettre en évidence les mécanismes employés dans ce type de textes.

Un débat intellectuel nourri s'en est suivi, je vous renvoie par exemple à

http://lhomme.revues.org/index86.html

De nombreux linguistes, sociologues, logiciens, se sont penchés sur les mécanismes de la langue de bois, de la langue de coton.

Il m'arrive de pointer dans un discours les expressions vides de sens. « Nous entreprendrons une véritable action pour... ». Véritable ? Cela va de soi. Un orateur pourrait-il dire «Nous allons entreprendre des actions illusoires pour... ». Le « véritable » est vide, mais sert cependant à donner l'illusion de poids.

Ce sujet m'intéresse beaucoup, je serais ravi de recevoir de vous de nombreux exemples.

Revenez au début de ce billet et n'oubliez pas de générer vous même un texte scientifique.

Complément du 29 6 2012

Suite à ma lettre du 28 juillet : l’un de vous m’a aussitôt envoyé cette réponse, merci :
"Mille milliards de poèmes" de R.Queneau:, autant de sonnets, constitués par des alexandrins interchangeables, chacun étant indépendant et mobile sur un gros livret à spirale, donc combinable avec treize autres alexandrins. Ca coute une petite centaine d"Euros.
Je ne sais pas si cela fait vraiment mille milliards. Il faudrait calculer. Ou alors c’est une licence poétique : onze mille verges, mille sabords... Le principe est le même que celui décrit dans l’article du Monde : on effectue des permutations de morceaux de textes écrits à l’avance.
Tout autre est le site générateur de textes scientifiques que je vous ai signalé.
Sur ce site, il me semble que le texte est vraiment généré à partir de “rien” c’est à dire de règles de grammaire formelles, d’un corpus de vocabulaire et d’expressions scientifiques, de règles de présentation d’un document scientifique.
.
Si c’est vrai c’est tout à fait stupéfiant, car cela suppose un travail linguistique extraordinaire sur l’enchainement des mots dans ce type de texte scientifique. C’est extraordinaire.
Ou alors c’est une plaisanterie, et en réalité le logiciel procède par copier coller. J’en serais très déçu.
L’un de vous a-t-il un avis sur la question ?
En tout cas essayez-le, cela vaut le voyage. Rappelons-nous que le texte final, d’apparence fort sérieux, n’a strictement aucun sens.