[alerte] - JM Bérard - 21 mai 2012

Éthique en fin de vie, suite.

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Éthique en fin de vie, suite

Je vous avais promis des billets courts. Mais sur cette question de fin de vie, mon ami Jacques Ricot m'a fait l'honneur de préciser ce qui dans sa pensée me posait difficulté, et de répondre à quelques questions que je lui ai posées, ou que je lui ai transmises venant de vous.

Vous trouverez ci-dessous divers textes ou messages de lui, en particulier un texte original, en cours d'élaboration.

Du coup ce billet est long, dense et demande, pour être lu, de ne pas céder à son impatience initiale. Ce n'est pas un tweet.

Nous avons tous la vie devant nous, autant y réfléchir.

Réactions

J'ai eu de votre part assez peu de réactions à ma lettre du 18 juin 2012. Cela dit, plusieurs de vous dont l'opinion sur cette question est déjà faite, (disons, pour schématiser, pro euthanasie et ADMD) m'ont dit qu'ils n'avaient pas l'intention de consacrer du temps de réflexion à cette question. C'est pourquoi j'ai plutôt des réactions positives.

* Je viens de signer la pétition que vous soutenez. Pour avoir accompagné récemment des membres très chers de ma famille, je peux témoigner que la loi Leonetti prend en compte l'essentiel, notamment en permettant de supprimer la souffrance, et permet une fin digne. Merci d'avoir relancé dans cette lettre la réflexion et le débat sur cette question difficile de l'Euthanasie.

* Après réflexion, je rejoins ta position, tout en souhaitant qu'il puisse y avoir un large débat public sur cette question de société, comme le propose le collectif "Plus digne la vie". J'ai également signé le manifeste proposé par ce collectif.

* J'ai quelques biens, n'ai que des héritiers légaux fort éloignés, et je serais très ennuyé que l'on se mêle de dire que j'ai le « droit » de mourir en abrégeant ma fin de vie.

Quelques liens

Lire et signer le manifeste pour le droit la dignité de la personne en fin de vie

Personnellement, j'ai lu et signé. JM B

Plus digne la vie

Réaction passionnelle très critique au projet de loi socialiste sur la fin de vie. « Volonté d'une mort, mort des volontés politiques ».

Livret "connaitre la loi Leonetti et l'appliquer."

Des dispositions que la plupart de nous, et beaucoup de médecins ignorent. Les débats seraient plus clairs si chacun avait connaissance de cette loi.

Contributions de J. Ricot

Ma question : Que faire si quelqu’un totalement paralysé, incapable de se donner la mort lui-même, la demande avec fermeté et détermination ?

Jacques Ricot 

« La réponse à cette question (classique) doit se faire en deux temps bien distincts (que la réalité réunit), d’abord selon les principes généraux, ensuite selon le jugement prudentiel.

1. S’agissant des principes, la demande de suicide assisté ou d’euthanasie par quelqu’un qui n’a pas la possibilité de le faire ne peut être considérée comme une demande de respect du principe d’égalité, car elle présuppose un confusion entre l’égalité des droits et l’égalité de l’exercice de libertés individuelles.

Or le suicide n’est pas l’un des droits de l’homme, c’est seulement une faculté dont jouit chacun sans risquer d’être poursuivi par les tribunaux. Ce qui fait une grosse différence. Il n’y a certes pas égalité des facultés dont jouissent les individus, mais la société, en tant que telle, n’est pas censée en faciliter l’exercice dans toutes les situations. Par exemple, chacun est libre de s’enivrer à son domicile (non sur la voie la publique). C’est une liberté, pas un droit. Par exemple, la société n’est pas tenue de rétablir l’égalité entre un bien portant et un handicapé paralysé qui ne peut pas sortir de chez lui pour acheter des stocks de boissons alcoolisées. C’est une injustice ? En ce cas, ce serait aussi une injustice, celle qui interdit à un pauvre de s’offrir les services tarifées d’une prostituée...

Autrement dit, le présupposé de la question de l’assistance au suicide est que celui-ci serait un droit, ce qui est précisément en discussion. Qu’allons-nous répondre à un jeune homme que sa fiancée vient d’abandonner et qui est hospitalisé à la suite d’une tentative de suicide qui n’a pas abouti et « incapable de se donner la mort lui-même, la demande avec fermeté et détermination ? ». On le voit, la question est toujours la même : la société sur le plan juridique et les individus sur le plan éthique ont-ils le droit d’accéder à la demande d’un acte qui n’est pas répréhensible lorsqu’il est accompli par soi mais qui le devient quand il est perpétré par un tiers ?

Le présupposé (qui est ici un préjugé) de la question (et d’une éventuelle réponse positive) est donc celui-ci : la demande de suicide est jugée comme étant juste et légitime. C’est une appréciation « morale » qui va beaucoup plus loin que l’acquiescement à l’exercice d’une liberté, car c’est un jugement approbateur de l’auto dépréciation de la personne qui demande à en finir. Voilà ce qui doit nous structurer éthiquement et nous guider dans la réponse concrète à chaque situation.

2. Dans la réaction à la situation singulière, il est naturellement hors de question d’évoquer des « principes » avec la personne qui formule la demande de façon réitérée ! Mais ces principes sont là pour fournir une boussole à ceux qui sont concernés par cette demande.

Supposons que « tout » a été fait pour offrir de la fraternité à celui qui dit vouloir en finir et que sa demande persiste. Cette situation est rarissime, sauf quand le malade sent que l’entourage est lui-même d’avis que ça ne peut plus durer, ce qui devrait être interrogé. Mais regardons sans détour la persistance de cette demande.

Certes, nul n’est tenu, éthiquement de faciliter le suicide d’autrui. Et même, la loi morale, confortée par la loi juridique, va plus loin : elle demande de porter assistance à personne en péril. Mais il existe aussi un principe éthique qui est d’une grande portée : on ne peut faire intrusion dans le corps d’autrui contre sa volonté. C’est la raison qui fait qu’une personne peut exiger qu’on arrête les traitements qui la maintiennent en vie, quand elle n’y consent plus de façon libre et éclairée. En ce cas, le respect de la volonté du patient n’est nullement réductible à l’intention de le faire mourir : simplement, on respecte sa liberté quelles qu’en soient les conséquences. Ce qui permet au tiers de garder sa distance avec lui, de n’être pas en fusion spéculaire, de ne pas être contraint d’adhérer à sa décision. Et qu’en est-il d’une personne qui refuserait de s’alimenter ? Si tout a été mis en œuvre pour la convaincre de ne pas se laisser mourir de dénutrition et que l’on a échoué, la bonne attitude est, ultimement le respect du principe qui consiste à ne pas la « gaver » soit par l’alimentation naturelle soit par l’alimentation parentérale. On consentira à la mort qui s’ensuivra, mais qui sera assumée par la personne qui n’aura pas contraint autrui à endosser la responsabilité de sa décision. Alors, peut-on dire que laisser mourir de faim dans ces conditions est inhumain et qu’il est hypocrite de se donner bonne conscience à bon marché ? Non, parce que mourir de dénutrition n’est pas mourir de faim. La faim est une sensation que l’on sait médicalement apaiser. Beaucoup de personnes malades ou âgées meurent de dénutrition parce que leur organisme ne supporte plus d’être nourri et que leur refus d’alimentation est un signal de la mort qui s’annonce. Ne pas « gaver » une personne qui, lucidement, ne veut plus être alimentée, c’est respecter sa liberté, c’est ne pas la juger. La mort surviendra à son heure, elle ne sera pas hâtée par le geste homicide et cette abstention n’est pas neutre pour ceux qui restent. il est possible que, dans l’intention de la personne qui refuse l’alimentation, il y ait une intention suicidaire et alors celle-ci ne saurait être encouragée. Mais il est possible aussi que cette personne exprime son refus des conditions présentes de son existence et préfère assumer la conséquence de son refus de s’alimenter, et qui sera la survenue de la mort. De cela, nous ne pouvons pas préjuger.

Il me semble avoir suffisamment répondu à la question posée. Et pourtant, je franchirai un pas de plus. Supposons qu’un proche ou un soignant considère en son âme et conscience que le long mourir qui s’annonce est trop difficile, qu’il estime que la personne qu’il accompagne désire de toutes ses forces que l’on en finisse et qu’il accède à sa demande par des moyens, disons « expéditifs », comme la mise à disposition d’un poison mortel que la personne pourrait absorber. Je me refuserais personnellement à cette abdication, mais je ne la condamnerais pas dédaigneusement : elle ressortit à ces zones grises qu’il ne faut surtout pas encadrer par la loi sous peine de leur faire perdre, précisément, leur statut de zones grises, car on oublierait alors qu’il existe une éthique de la détresse. Et en légalisant la transgression, on supprimerait la transgression car transgresser la loi morale, ce n’est pas la nier. Quand je dis que je ne condamne pas la personne qui croit devoir utiliser cette forme d’assistance au suicide, cela ne signifie pas, encore une fois, que je l’approuve. Mais puisque le suicide n’est pas une infraction punissable, la complicité de suicide, que le tribunal de la conscience morale comme celui de la justice des hommes auront toujours à examiner, n’est pas mécaniquement sanctionnable. Mais en aucun cas elle ne peut devenir un droit comme c’est le cas en Suisse ou dans quelques rares États américains. Je fais mienne cette conviction de Paul Ricœur : « Si l’éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire, même alors le législateur ne saurait donner sa caution. »

NB Il faudrait traiter à part les suicides-sacrifices, ceux qui peuvent paraître légitimes (Jean Moulin se tuant pour ne pas dénoncer sous la torture ses camarades ) et ceux qui ne le sont pas (attentats-suicides terroristes). »

Ma question : Reste une question : le tribunal de la justice des hommes a toujours à examiner la complicité de suicide, même si celle-ci n'est pas mécaniquement sanctionnable. Mais quelle est la jurisprudence, que décident les juges dans les cas décrits à la fin de ton texte ?

Extrait de la thèse de philosophie de J. Ricot

« C’est donc le moment d’en venir aux analyses des quatre juristes auditionnés à l’automne 2008 par la mission parlementaire d’évaluation de la loi du 22 avril 2005, et de souligner la remarquable convergence de leur approche du suicide, au-delà de leurs positionnements idéologiques éventuels respectifs.

Robert Badinter, Bernard Beignier, Alain Prothais et Vincent Lamanda, après avoir fait observer que le suicide était décriminalisé, soulignent que cette « liberté personnelle » (désignation choisie par la récente jurisprudence du Conseil d’État) n’a ouvert en aucune façon un droit opposable. En clair, cet acte échappe tout simplement au regard du Code pénal délibérément silencieux sur un événement qui touche à la conscience, sauf s’il est avéré qu’il ait pu y avoir « provocation » au suicide. Donc, sur le suicide, le droit s’abstient. Comment alors poser la question de l’aide au suicide ? Cette « aide » ne peut-elle être assimilée à une non-assistance à personne en péril ? La question est délicate. Les juristes auditionnés observent que les tribunaux qui ont examiné des situations de complicité de suicide ne prononcent pas, en règle générale, de condamnation, mais cela ne transforme pas cette complicité en un droit au suicide assisté, pour les mêmes raisons qui interdisent de confondre la liberté de suicide avec un droit au suicide.

Il n’est pas indifférent de noter que Robert Badinter, ancien président de la commission de révision du Code pénal, très soucieux de la cohérence du droit et artisan de la loi abolissant la peine de mort (à l’époque contre l’avis de 70 % des Français, selon la démocratie sondagière), a fermement rappelé deux principes. D’une part, le droit n’a pas seulement une fonction « répressive » : il a d’abord une fonction « expressive » puisqu’il traduit « les valeurs d’une société ». D’autre part, il est inconcevable qu’on « puisse délivrer une autorisation de tuer », à l’instar de ce qu’ont cru devoir décider certains pays voisins. Ce qu’il a déclaré, en réponse à une question sur l’assistance au suicide réclamée devant les tribunaux par Chantal Sébire et sur la manière dont la justice pourrait traiter cette demande, mérite d’être reproduit.

La décision qui interviendra sera une approbation si les circonstances sont celles-là, c’est-à-dire celles d’une situation extrême. Si on légalise l’exception d’euthanasie, vous aurez des zones d’ombre. Au sein d’une famille, certains diront : « Non, grand-mère ne voulait pas mourir ! », et d’autres : « Si, elle m’a dit qu’elle voulait mourir ! » Il m’est arrivé de connaître de telles situations et d’entendre de tels propos.

Faire la loi à partir d’une émotion collective justifiée, née d’une situation extraordinaire, ne me paraît pas devoir être l’œuvre d’un législateur. C’est un problème de conscience pour celui qui est appelé à commettre l’acte, et pour ceux qui seront appelés à rechercher si le mobile invoqué est le seul ou s’il y en a d’autres. Face à la complexité de telles affaires, la justice est, à mon sens, la mieux placée. En légiférant, nous ne ferions que déplacer l’interrogation judiciaire vers un autre champ. En votant une nouvelle loi, le législateur aurait l’impression de répondre à une attente sociale qui traduit, en réalité, une émotion collective, certes parfaitement légitime. Mais encore devrait-il mesurer toutes les conséquences, y compris symboliques, d’un tel choix1.

Si le suicide est bien une liberté civile, on ne saurait en conclure qu’il soit un droit, ni moral, ni juridique2. Par conséquent, on ne saurait déduire de l’examen de la question du suicide une ouverture éthique en direction du suicide assisté ou de l’euthanasie.

Le suicide est un acte accompli par un individu que la morale commune a fini par ne plus condamner sans pour autant l’approuver, encore moins l’applaudir. Le droit, quant à lui, a cessé de le considérer comme une infraction punissable (en France, depuis 1791), mais n’a pas ouvert un droit-créance au suicide. En France, la provocation au suicide est punie par la loi.

Le fait de provoquer au suicide d'autrui est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou d'une tentative de suicide.[…].

La propagande ou la publicité, quel qu'en soit le mode, en faveur de produits, d'objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort est punie de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende3.

Le suicide est l’acte singulier où sont confondus dans une même personne le meurtrier et la victime (étymologiquement, le suicide est le meurtrier de soi, sui-cædere). Si la morale et le droit ne condamnent pas le suicidaire ou le suicidé, c’est parce que ces instances sont passées d’un regard de réprobation à l’égard du meurtrier à un regard de compassion vis-à-vis de la victime. Mais cette compassion ne saurait aller jusqu’à l’approbation, encore moins l’admiration, sauf à ébranler l’un des repères fondamentaux du vivre-ensemble. »

Jacques Ricot

Il faut distinguer la complicité au suicide et la provocation au suicide. À ma connaissance, les tribunaux n’ont jamais condamné la première (telle est la jurisprudence, certes fragile, car on examine la situation au cas par cas, et jamais n’a été retenue la non assistance à personne en péril, notion que n’aiment pas beaucoup certains juristes que je connais). La provocation au suicide est clairement interdite par la loi française.

1 Déclaration de Robert Badinter le 16 septembre 2008. Leonetti J., Solidaires devant la fin de vie, t. 2, p. 575.

2 Voir la lecture critique de Gilbert Delarochelle à propos de l’intervention des « philosophes libéraux néo-stoïciens » américains sur la question du suicide et du suicide assisté auprès de la Cour suprême dans La Dignité humaine, « La dignité du mourir : un défi pour le droit », op. cit., p. 70-86.

3 Code pénal. art. 223-13 et 223-14.