[alerte] N° 62 - JM Bérard - 6 mai 2011

Sommaire du numéro 62

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* Mort de Oussama Ben Laden, 2 mai 2011

* L'incarcération des sans-papiers est désormais illégale

* Rétention et détention de sureté

* Fait divers : se faire justice soi-même

* Psychanalyse et philosophie chinoise

* Tribune libre : Côte d'Ivoire, suite

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* Mort de Oussama Ben Laden, 2 mai 2011

La mort de Oussama Ben Laden porte un coup sévère au symbole du terrorisme international. Et ce d'autant plus que, dans le même temps, des révolutions populaires dans divers pays arabes marquent les progrès de l'idée démocratique, au détriment de l'hydre extrémiste.

Deux points cependant me laissent réservé :

Ben Laden est mort, mais ce n'est pas pour autant la fin du terrorisme, vivace dans de nombreuses régions et dans de nombreuses situations. Je ne crois pas que le terrorisme (qui donne un pouvoir extrême à de toutes petites minorités) puisse être vaincu par une guerre « classique », en Irak, en Afghanistan, ni par les équipes compétentes de la CIA. En schématisant, le terrorisme ne peut reculer que si reculent les inégalités, les injustices, la pauvreté extrême, la faim, le pillage des ressources. Ben Laden est mort, il ne reste plus qu'à faire reculer l'ultralibéralisme économique, pour qui le bonheur humain n'a guère plus d'importance que pour les terroristes. Cela ne sera pas facile... En tout cas, ce lundi matin 2 mai 2011, les bourses du monde entier sont en hausse.

Un deuxième point : en annonçant la mort de Ben Laden, le président des États Unis d'Amérique a dit « Justice est faite ». Le président de la république française lui a emboîté le pas, en reprenant la même formule. Je crois que de telles formulations sont une grande victoire des idées terroristes. Je ne sais pas, moi, faire justice aurait consisté à le capturer, et le déférer devant un tribunal, un vrai tribunal. (Pas comme celui qui a jugé Sadam Hussein). Bon, pour tout un tas de raisons, les responsables US ont estimé inopportun de capturer et juger Ben Laden. Mais de là à se glorifier de cette méthode. Dilemme bien connu : comment peut-on au nom de la démocratie appliquer les méthodes des terroristes ?

Aux USA, pendant la conquête de l'Ouest, la montée de la criminalité a conduit à la création du métier de « chasseur de primes » : la justice offrait une prime à ceux qui arrêtaient les criminels. Parfois la prime correspondait à « mort ou vif », donnant au chasseur de prime le droit de tuer. Cette idéologie d'une « justice » expéditive, et parfois d'une justice privée reste vivace aux USA, et gagne l'Europe. Au moins, au Far Ouest, y avait-il au départ une décision de justice.

Mesure-t-on l'énorme victoire contre la démocratie qu'ont concrétisées toutes les mesures prises par les pays « démocratiques » après les attentats du 11 septembre 2001 ? Emprisonnement sans droits, tortures, atteintes considérables à la liberté d'expression (cf les textes dits « patriot act » aux USA, et toutes les lois répressives prises en France avec le terrorisme pour alibi.) C'est bien connu : supprimons nous-mêmes la démocratie, de peur que les terroristes ne l'attaquent.

Je suis tout à fait navré de voir un président comme Obama déclarer « Justice est faite », et le journal Le Monde prendre cela comme titre. Certes, Sarkozy a dit la même chose, mais de lui hélas rien ne m'étonne

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* L'incarcération des sans-papiers est désormais illégale

On critique, souvent à juste titre, les interventions et les directives « de Bruxelles » en faveur de la libre concurrence et du système économique ultra-libéral.

Dans les bilans sur l'Europe, on ne devrait cependant pas oublier les décisions souvent courageuses de la cour de justice de l'union européenne. La Cour dépasse souvent les politiques ultra-répressives de certains États, pour rappeler les principes du droit.

Ainsi, depuis le 28 avril 2011, à la suite d'une décision de la cour de justice, il n'est plus possible d'emprisonner un étranger au seul motif qu'il est en situation irrégulière, même s'il n'a pas obéi à un ordre de quitter le territoire.

Cela ne signifie pas que l'on ne pourra plus expulser les sans-papiers, mais cela se fera selon une procédure différente qui, sans doute, leur donnera plus de garanties.

C'est un bouleversement par rapport au dispositif juridique et aux pratiques policières française. Dans le code pénal français tout étranger en situation irrégulière encourt un an de prison et 3750 euros d'amende. Cette disposition est désormais non conforme aux décisions de la CJUE.

Les conséquences sont nombreuses. Ainsi, il n'est plus possible de placer un étranger sans papiers en garde à vue du seul fait qu'il n'a pas de papiers. De même, on se demande si l'aide au séjour irrégulier sera encore punissable.

Bon, je vois bien, cela va donner des arguments à Marine Le Pen qui critique la dictature de l'Europe et appelle à la « résistance » et à la « libération ». Assimiler l'Union Européenne au nazisme ! Plus c'est gros...

L'offensive a déjà commencé. Sur Radio Courtoise, proche de toutes les droites extrêmes, on réclame que les lois nationales aient priorité sur les traités européens. Idée évidemment contraire au principe même d'un traité international.

Source : Le Monde 3 mai 2011

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* Rétention et détention de sureté

Depuis qu'il a été élu, Nicolas Sarkozy a pris appui sur des faits divers qui ont choqué l'opinion publique pour détruire méthodiquement plusieurs principes fondamentaux du droit français. Incidemment, je suis d'ailleurs assez déçu que, dans les programmes du PS et de EE Les verts, la reconstruction des principes du droit détruits pas la présidence Sarkozy soit à ce point ignorée.

Parmi les exploits du président figurent les lois sur la rétention et la détention de sûreté. Il s'agit tout simplement de maintenir en prison un coupable après la fin de la peine jugée. Une « commission » déclare le prisonnier potentiellement dangereux, et hop, on le maintient en prison. En clair, on garde une personne en prison non pas pour ce qu'elle a fait (la peine a été jugée et purgée) mais pour ce qu'elle pourrait faire.

Un extrait du numéro de la revue en ligne « Le café pédagogique » le 6 mai 2011.

L’Allemagne abandonne la rétention de sûreté

La Cour constitutionnelle allemande vient de déclarer anticonstitutionnelle la rétention de sûreté. Cette loi permet de maintenir en prison des criminels jugés dangereux après la fin de leur peine.  La Cour a estimé qu'elle viole les droits fondamentaux à la liberté. Or c'est en mettant en avant l'exemple allemand que la France a adopté le 11 mars 2010 la loi sur la rétention de sûreté et le 25 février celle sur la détention de sûreté. Fin de l'extrait

Remarque JM B : dans cet extrait le mot « jugé » est employé à tort, puisque justement il n'ya pas de jugement, mais l'avis d'une commission « d'experts ».

Plus de précisions

http://www.service-public.fr/actualites/001038.html

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* Fait divers : se faire justice soi-même

Le 3 mai 2011 : à Marseille, des voleurs fracturent une pharmacie, s'enfuient en emportant un ordinateur. Le pharmacien, qui habite en face, prend son fusil, tire dans le dos de l'un des fuyards, en visant le haut du corps et le tue. La justice inculpe le pharmacien pour homicide volontaire. Je m'en réjouis.

En France, nul ne peut porter de coups mortels s'il n'est pas en état de légitime défense, c'est à dire si sa vie est immédiatement et directement en danger. Cela s'applique même aux policiers. Seuls les gendarmes ont le droit de tirer après sommations.

En clair, même pour défendre ses biens, on ne peut tirer sur une personne qui ne vous menace pas directement. En clair, cela signifie qu'on ne peut se faire justice soi-même. Pourvu que cela dure, et que cette loi ne soit pas modifiée.

Le problème est le suivant : la dernière fois qu'un fait divers analogue s'est produit, la population du village s'est mobilisée pour soutenir le commerçant qui avait tiré. La loi interdit de se faire justice soi-même, mais « l'opinion publique » ne partage pas ce principe. Rappelons que dans la loi Loppsi2 qui vient d'être votée, il était prévu de créer des groupes ressemblant tout à fait à des milices privées. Le conseil constitutionnel l'a empêché. Pourvu que cela dure.

Libération, mardi 3 mai 2011, à propos de la mort de Ben Laden : « Les états occidentaux tentent de se doter eux-mêmes d'un droit au meurtre, contre des ennemis réduits au statut de criminel, mais pourtant privés des formes élémentaires de la justice. Une peine de mort sans procès ni procédure. » Quel rapport avec le pharmacien ?

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* Psychanalyse et philosophie chinoise

L'une de vous est psychanalyste et philosophe, et travaille beaucoup la philosophie chinoise. Les quelques (trop rares) textes sur la philosophie chinoise que j'ai lus grâce à elle m'ont fasciné : j'ai été en effet stupéfait de voir à quel point la philosophie chinoise et les philosophies « occidentales » issues, en particulier, de la pensée grecque reposent sur des conceptions du monde et des modes de pensée aussi radicalement différents. Pour tous ceux qui voudraient entrevoir de quoi il s'agit, je peux envoyer un entretien avec le philosophe sinologue F. Jullien intitulé « Le détour d'un grec par la Chine ».(25 pages)

Vous trouverez également ce texte à l'adresse suivante

https://docs.google.com/leaf?id=0B_Wky0_FwW1tMTYzYTBiYmMtODk5Zi00OTNkLTlkMzYtMjJiYjdiMjA4Yzc0&hl=fr&authkey=CK-j2M8P

Cette lectrice de [alerte] m'a communiqué le texte ci-dessous, que je vous fais partager avec son autorisation.

CINQ CONCEPTS PROPOSÉS A LA PSYCHANALYSE PAR FRANÇOIS JULLIEN

Dans le cadre du « cours méthodique et populaire de philosophie », à la Bibliothèque Nationale de France, à Paris, François Jullien, philosophe sinologue, a fait une conférence le 30 mars 2011. Je vous en propose ici un compte rendu à partir de mes notes personnelles.

La psychanalyse s’est bâtie sur les deux socles suivants de la philosophie occidentale : la confiance dans le pouvoir de la parole (comme détermination et comme catharsis) et la construction du sujet (dramatique du conflit et salut par la vérité). François Jullien propose d’éclairer cette construction de biais à partir de la pensée chinoise. Ce sont des propositions (qui ont pour visée de mettre en regard et donner à réfléchir) et non des comparaisons (qui, rangeant selon le même et l’autre, produiraient des appariements et couperaient les cohérences). Il propose de retraverser Freud avec cinq notions (concepts ?) « empruntées » à la pensée chinoise :

- disponibilité

- allusif

- oblique

- évolutif

- transformations silencieuses

-1- La disponibilité n’est ni une vertu morale ni une faculté psychologique (c’est pour cela que c’est un concept qui ne nous convient pas en Occident). Dans la pensée chinoise, il s’agit de ne pas avancer quelque chose (être «sans idée, sans position, sans moi ») car éclairer quelque chose, c’est laisser le reste dans l’obscurité : le sage pense comme tout le monde. Le « juste milieu » est une égale ouverture aux extrêmes, une capacité d’embrasser la globalité des positions (et non de s’installer au milieu). C’est se libérer d’un point de vue, qui crée une cécité, non pas « se faire une idée de » mais « se faire disponible à ».

Cette notion de disponibilité est à mettre en regard avec la notion européenne de liberté (affirmer un choix). Elle correspond bien à la seule règle pratique de la psychanalyse qui est de « porter à tout la même attention en égal suspens ».

-2- L’allusif :

Dans le livre X de la Métaphysique, Aristote énonce : « Dire, c’est dire quelque chose ». Parler, c’est dire à partir du principe de non-contradiction, qui est un axiome non démontrable. De celui qui critique le principe de non-contradiction, on peut dire que, croyant ruiner le logos, il le soutient encore. Pour Tchouang-Tseu, au contraire, parler va sans dire (cf le livre de F. Jullien Si parler va sans dire, Seuil, 2006). Il s’agit de « parler sans parler ». Pour Tchouang-Tseu, il y a trois types de paroles : les paroles transposées, les paroles d’autorité et les paroles sans position, qui sont les seules à dire jusqu’au bout car elles laissent passer à travers elles (comme ces gobelets à fond rond qui s’inclinent et se redressent sans garder jamais de position fixe). Cela peut nous faire penser à l’ « association libre de l’analysant » : « dire au gré » (Mallarmé) et non dire quelque chose.

Attention : ne pas confondre l’allusif avec l’allusion comme figure de rhétorique.

-3- L’oblique (versus le frontal) : le « biais » est une dimension, une façon d’opérer (pas pratique ni théorique mais globale) peu explorée : biaiser. On lit dans l’ouverture de L’art de la guerre de Sun-Tseu : « La rencontre s’opère de face, la victoire par un surplus de biais. ». Il s’agit, dans la relation maître/disciple, d’une pensée de l’influence (non assignable, exigeant du temps, du déroulement). Quelque chose passe. Comme, en psychanalyse, dans le transfert. On pourrait parler de la psychanalyse comme d’une façon d’influencer le cours des processus conscients (et inconscients ?), différente de la persuasion, une parole qui opérerait de biais.

-4- L’évolutif (versus la fixation freudienne, au trauma entre autres). Dans la cure, il s’agit de rendre à nouveau évolutif. Concernant ce « se maintenir évolutif », F. Jullien évoque une image de Tchouang-Tseu : nourrir la vie en soi, c’est comme faire paître des moutons : quand on en voit qui traînent à l’arrière, on les fouette. La question est : qu’est-ce qui traîne en moi ? Pour ne pas s‘immobiliser dans un retrait, il convient de ne pas de séparer du troupeau. Il s’agit non pas d’aller vers un endroit précis, un quelque part, mais d’aller tout simplement, d’aller vers le viable – le mal étant la non-communication, l’obstruction (voir L’ombre au tableau. Du mal ou du négatif, Seuil 2004). Il faut que cela continue de passer, de circuler. Une « vertu » étant une fixation, le sage est « sans vertus ».

On peut rapprocher cette pensée de l’obstruction avec la conception freudienne de l’inhibition.

-5- Les transformation silencieuses, que l’on ne perçoit pas car elles sont, d’une part, globales et, d’autre part, un processus continu (voir Les transformations silencieuses, Grasset 2009). Elles ne parlent pas et on n’en parle pas mais elles font leur chemin et débouchent sur un événement sonore (cf le « temps long » de F. Braudel).

On peut penser la cure analytique en termes de déplacements souterrains et transformations silencieuses.

François Jullien conclut ainsi son propos : la psychanalyse est un évènement qui est « tombé » dans la philosophie européenne. Et celle-ci a eu du mal à se saisir de ce pavé-là car la psychanalyse se situe en dehors du Bien et du Vrai. Il convient de penser la psychanalyse plutôt en termes de stratégie et de « vivre » (et non de « vérité »), ce à quoi peut nous aider la pensée chinoise.

Fin de citation

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* Tribune libre : Côte d'Ivoire, suite

La tribune libre « spéciale amitié » sur la Côte d'Ivoire publiée dans le numéro 61 de [alerte] a bien sûr suscité des réactions.

En voici une. Cela dit, a posteriori, il me semble que j'ai un peu mal engagé ce débat. Je ne crois pas que le format trop réduit de la lettre [alerte] se prête bien à des analyses très complexes sur des sujets historiques et sociaux aussi lourds.

Quoique... Il me semble que les débats sur l'euthanasie engagés à la suite des textes de mon ami philosophe J. Ricot ont eu quelque profondeur.

Sur la Côte d'Ivoire, ne tenant pas à écrire moi-même sur un sujet que je connais trop peu, je publierai si vous le souhaitez des réactions donnant, par rapport à ce qui s'écrit dans la presse, une angle de vue peu exploré.

Début de citation :

« Je ne suis pas un spécialiste de la Côte d’Ivoire, je n’ai jamais visité ce pays et je n’y ai pas d’attache particulière ; mais j’ai suivi attentivement les événements qui se sont déroulés dans ce pays en lisant Le Monde et en écoutant le journal de France Culture.

Je suis littéralement ébahi de lire une analyse aussi partielle, partiale et tendancieuse. : faire de Laurent Gbagbo le héraut de l’indépendance ivoirienne et le représentant des aspirations populaires a été longtemps le fonds de commerce du dit Gbagbo. Je pourrai même ajouter que j’ai trouvé scandaleux que ce personnage ait été membre de l’Internationale socialiste (est-ce le nom exact ?).

Malheureusement, comme pour beaucoup de dictateurs ou apprentis dictateurs, il y une énorme différence entre le faire et le dire. Par exemple, j’aurais bien aimé que les auteurs nous expliquent comment un dirigeant qui se prétend démocrate peut prolonger de son seul fait son mandat de président en en doublant la durée. J’aurais aussi aimé qu’ils nous éclairent sur les contrats que ce même Gbagbo a signés avec les “affreux” Bolloré et Cie, sur la composition de ce fameux et indépendant “Conseil constitutionnel” etc. Je ne lis pas une tentative d’analyse, mais un plaidoyer qui fait l’impasse sur un certain nombre de faits, comme pourrait en faire un Dumas et consorts. Enfin en ce qui concerne son obstination, on peut la considérer de deux façons : celle d’un homme qui a un certain panache ou celle d’un “fou mégalomane”, qui fait n’importe quoi pour se maintenir au pouvoir, à l’exemple d’un Khadafi, et qui en l’occurrence était prêt à faire plonger le pays dans la guerre civile.

Il faudrait enfin sortir de la dichotomie bon/méchant, affreux colonisateur/valeureux résistant. Non ? » Fin de citation.

Le Monde du 3 mai 2011 annonce que la « Commission pour la dialogue, la vérité et la réconciliation » créée par Alassane Ouattara sera dirigée par un ancien premier ministre de Laurent Gbagbo. Apaisement ?

 

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Fin de [alerte] N° 62