Je présentais, à ma façon, dans la
lettre 29, un article du journal "Le Monde" rendant compte d'un
colloque qui s'est tenu à Paris sur le créationnisme et la théorie de
l'évolution.
De façon très sommaire, je
résumais le débat en disant que, parallèlement à la théorie scientifique de
l'évolution, des courants de pensée créationnistes soutiennent l'idée que la
nature est si complexe et si belle que son état actuel suppose l'existence d'une
intention supérieure, d'un "dessein intelligent", forme moderne de Dieu. Ces
courants, d'origines diverses, s'organisent dans divers pays pour que le
créationnisme soit pris en compte dans l'enseignement au même titre que la
théorie de l'évolution, ou même à sa place.
Ce que ne disait pas clairement
l'article du journal, et que je ne savais pas, est que ce colloque a été
organisé par l'inspection générale du ministère de l'éducation nationale,
groupe sciences de la vie et de la terre et groupe de philosophie, en direction
des inspecteurs régionaux, des formateurs et des professeurs des classes
préparatoires, avec la coopération de professeurs au collège de France, de la
Cité des sciences, du Muséum, etc. Peut-être, si une institution aussi éminente
et aussi peu coutumière de militantisme radical que l'inspection générale
organise un tel colloque, est-ce parce ces tendances existent aussi en France ?
Y a-t-il un réel danger de
pénétration insidieuse des opinions créationnistes dans l'enseignement des
sciences en Europe ?
Quelques extraits, à ce sujet, des
messages que m'envoie de l'un de vous, bon connaisseur du dossier
:
"[...] Ce problème prend en fait de l'ampleur dès lors qu'il
devient un sujet politique. Aux USA, les programmes sont votés
localement.
[...] Le danger est moindre
en France car la religion y est moins un enjeu politique qu'aux USA, en
Italie ou en Pologne.
[...] Il y a moins de problèmes tant que l'éducation
reste pilotée au niveau national. En Allemagne ou aux USA le poids des lobbies
locaux a fait apparaître au grand jour les régionalismes. [...] [Si le pilotage n'était plus national en France]
certaines académies pourraient être l'objet de pressions islamiques fortes dès
lors qu'on donnerait une dimension démocratique régionale à des décisions sur
les contenus enseignés.
[...]En France, on ne
peut pas dire que les difficultés s'aggravent de façon aussi nette [qu'aux USA]. L'Ecole chez
nous est encore largement perçue comme laïque. Des oppositions s'expriment,
surtout de la part des musulmans. Mais le débat d'idées est beaucoup plus
discret que pour le port des signes ostensibles de croyance religieuse.
Ceci dit, le risque
existe. Le colloque a choisi d'anticiper en insistant sur la
différence entre deux approches, celle du doute pour la science, de la foi pour
la religion.
[...] Armand de Ricqlès [professeur au collège de France] n'a pas encore
émis d'inquiétude quant à nos programmes français. Ce qui est perceptible pour
le moment, c'est plus la difficulté à les enseigner dans les contextes où le
poids des croyances religieuses est plus fort, notamment dans les établissements
où existe un fondamentalisme musulman. Et, mais ce n'est pas nouveau,
dans certains établissements privés confessionnels."
Confirmation, extraits des
Dossiers de la revue La Recherche, N° 33 novembre 2008,
"L'héritage Darwin" :
"La cible première des
créationnistes contemporains est l'enseignement" dénonçait en juin 2007 le
député français G. Langagne dans un rapport sur les dangers du créationnisme
dans l'éducation.
[...] ... l'offensive menée début
2007 par le turc Harun Yahya : de nombreux établissements scolaires européens,
dont la plupart des lycées français, ont reçu un ouvrage intitulé L'Atlas de
la création, dans lequel ce musulman intégriste dénonce "l'imposture de
la théorie de l'évolution à l'origine de tous les maux du XXème
siècle."
[...]... propos du ministre
polonais Miroslaw Orzechowski : "la théorie de l'évolution est une erreur
légalisée comme une vérité courante ; il ne faut pas enseigner un
mensonge."
[...] En Allemagne les professeurs
de biologie d'un lycée du Land de Hesse, depuis 2007, enseignent aux élèves
"qu'un créateur est à l'origine des différents types d'animaux. " La
ministre de l'enseignement a estimé qu'il n'y avait pas d'infraction aux
programmes scolaires. "
Qu'est-ce que la théorie de l'évolution ?
Je vous imagine morts de rire,
comme on dit de nos jours. "Il y a là-dessus des bibliothèques entières, des
colloques, des revues, et tu veux en parler en une page écran ?"
Bon, disons que je suis seulement
agrégé de physique, et que ce que j'ai dit la semaine dernière comportait des
imprécisions, et peut-être des inexactitudes. Deux de vous proposent que le
texte que j'ai écrit soit plutôt celui qui est ci-dessous.
Cela me laisse d'ailleurs un peu
inquiet sur la définition de la culture générale. Si, dans une discipline
considérée comme voisine de la mienne, je dis des choses un peu approximatives,
comment définir le noyau de culture générale scientifique que donne l'école aux
citoyens qui fréquentent l'école de la république ? Pas simple.
Texte modifié, relu par deux
spécialistes, pour l'original se reporter au numéro 29 :
"L'explication scientifique
actuelle du monde vivant repose sur la théorie de l'évolution par sélection
naturelle de Darwin (1809-1882), et sur les lois de la génétique (qui ont
beaucoup progressé depuis Mendel, qui ignorait tout du support de l'hérédité, et
donc de l'idée de mutation ; on ne peut pas non plus le considérer comme à
l'origine de l'idée de sélection, qui est pratiquée depuis l'aube de
l'agriculture).
Darwin n'est pas le premier
évolutionniste. Lamarck a publié ses travaux en 1809. L'apport de Darwin, c'est
l'explication de l'évolution par la sélection naturelle.
Les tenants d'une interprétation littérale de la Bible ("Dieu a
crée le monde en sept jours") ne peuvent admettre une théorie de l'évolution
qui, entre autres, ferait que l'homme descend du "singe". Ce courant
créationniste sous forme littérale, qui ne veut pas considérer que le récit biblique est un mythe d’origine sans portée
scientifique existe en 2008,
mais est relativement peu influent.
Cette expression erronée (l'homme
descend du singe) fonde des réactions vives, qui sont de fait en partie sans
objet. L'espèce humaine (terme plus adapté que "l'Homme") a en fait avec les
singes actuels un ancêtre commun, qui n'était pas plus simien qu'humain.
L'espèce humaine et les singes actuels, comme tous les êtres vivants actuels,
bactéries comprises, sont au même niveau d'évolution que l'espèce humaine. C'est
plutôt cela qui choque ceux pour qui l'homme est la créature parfaite, conçue à
l'image de Dieu.
Ce courant créationniste tenant
d'une interprétation littérale de la bible existe en 2008, mais est relativement
peu influent. Il faut en effet une puissance d'imagination considérable pour
expliquer que les fossiles et toutes les traces de l'évolution ne prouvent rien,
et rester sur l'idée d'une création unique de toutes les espèces. Certains
tentent pourtant de le faire.
En revanche, une
forme nouvelle du courant créationniste est de plus en plus
puissante et influente. Pour ce courant, il est impossible que la complexité de la nature résulte
de seules lois de l'évolution et de la sélection naturelle de mutations
apparues au hasard. Il y faut la volonté de Dieu, ou, au moins, une
intention intelligente, un "dessein intelligent" (intelligent design),
qui a "piloté' tout cela au fil des millions
d'années
Le problème grave
est que cette thèse ne peut être combattue scientifiquement, car elle n'est pas
scientifique, en ce sens qu'il est impossible de prouver le contraire.
"
Tout cela n'est-il qu'une
théorie ?
Cette affirmation fréquente repose
sur un jeu de mots. Dans le langage courant, théorie est assimilé à spéculation
intellectuelle sans réalité.
Une théorie scientifique est tout
autre chose. C'est un ensemble cohérent de concepts et de lois scientifiques.
Cet ensemble cohérent est appuyé sur des observations et expériences. Ces
observations et expériences, réalisées par la communauté scientifique et dont
les protocoles sont publiés, sont reproductibles. Ces lois permettent de
comprendre le monde dans lequel nous vivons et d'agir sur lui.
Une théorie scientifique n'est pas
immuable, ce qui ne veut pas dire du tout que tout cela est approximatif, qu'une
affirmation en vaut une autre et que ce que l'on croit maintenant ne sera plus
vrai plus tard.
Simplement une théorie fait
consensus pour la communauté scientifique à un moment donné de l'histoire. Puis
de nouvelles observations ou de nouvelles expériences conduisent à constater que
la théorie valable à un moment donné de l'histoire n'explique pas tout, et qu'il
faut la faire évoluer. Ainsi, la mécanique de Newton explique correctement tous
les phénomènes de notre environnement usuel (chute des corps, etc.). Mais,
lorsqu'on atteint des vitesses proches de 300 000 km par seconde (ce qui est
rare dans la vie courante de l'être humain...) la théorie de Newton ne permet
plus d'expliquer ce que l'on constate. Einstein et les savants des années 1900
ont élaboré la théorie de la relativité, mais la théorie de Newton peut tout à
fait continuer d'être utilisée, dans certaines limites de précision, pour les
vitesses usuelles. Mais, par exemple, pour la détermination de l'heure faite par
les satellites utilisés pour le système GPS, la théorie de Newton n'est pas
assez précise ; la détermination de l'heure à la précision nécessaire pour le
GPS nécessite la théorie d'Einstein.
Tout cela pour dire que théorie
scientifique n'a rien à voir avec spéculation intellectuelle
hasardeuse.
La théorie de l'évolution fait
actuellement consensus scientifique, ce qui ne signifie pas qu'elle est
immuable. En ce moment, autant et même plus que d'autres théories, la théorie de
l'évolution évolue, ce qui est tout à fait normal dans un travail scientifique.
Mais cela ne signifie pas non plus que ce qui est considéré comme vrai
aujourd'hui sera faux demain. Simplement, ce sera plus précis, plus étendu,
permettra d'expliquer plus de choses.
Quels
rapports entre science et religion, entre religion et théorie de
l'évolution ?
Alors là, je vous imagine encore
davantage morts de rire... Il y faut non seulement des bibliothèques entières,
mais aussi des siècles entiers. Alors en dix lignes...
A mon avis tout à fait personnel,
il n'y a aucune opposition entre science et religion, parce qu'il n'y a pas de
champ commun entre ces deux domaines.
J'ai esquissé plus haut une
tentative d'approche de ce qu'est à mon avis le champ de la science. Le champ de
la religion est de l'ordre de la croyance, et ne fait pas partie du champ de la
science.
Concrètement, la science (la
théorie de l'évolution, le big bang) n'a ni à prouver que Dieu existe, ni qu'il
n'existe pas. Une affirmation qui ne peut être contredite n'est pas du domaine
de la science. Et l'on ne peut trouver aucune méthode rationnelle pour "prouver"
que Dieu n'existe pas. On peut donc tout à fait, à mon sens, croire en Dieu et
être un scientifique travaillant sur le big bang ou la théorie de l'évolution,
pour peu que les croyances ne l'emportent pas sur le travail réel de la
science.
Simplement, il se trouve que au
fil des siècles ces deux domaines ont souvent été mêlés, les religions voulant
parfois dicter à la science ce qu'elle a à dire, ou la science prétendant lutter
contre les croyances religieuses.
Il me semble qu'une laïcité
stricte consiste simplement à affirmer avec force que science et croyance sont
deux domaines distincts.
Ce n'est pas si facile :
L'un de vous m'écrit : "le scientisme (que je ne confonds pas avec la recherche
scientifique) prend souvent la forme d'une religion, la croyance indémontrable
que la science, si elle ne l'a déjà fait, rendra compte de tout, dont
l'apparition de la pensée, de la morale, etc..."
Réciproquement, comme le montre le débat actuel, mais aussi de nombreux
exemples historiques, la religion est souvent tentée d'intervenir dans les
contenus de la science.
Dans le journal Le Monde
du 28 novembre 2008, Denis Buican écrit un article intitulé "Dieu contre
Darwin", et Jean Delumeau écrit un article intitulé "La science, ses
limites et son au delà."
Une affirmation présente dans les
deux articles : la science ne peut répondre à la question
fondamentale des philosophes, "pourquoi existe-t-il
quelque chose plutôt que rien ? "
Denis Buican : "Il faut garder une rigueur d'agnostique et respecter la vieille
tradition de philosophie critique : où finit la science commence la croyance.
Sinon les fondamentalismes de tout bord, judéo-chrétien ou islamique et les
dogmatismes selon les modèles GW Bush ou Oussama Ben Laden ne peuvent que
s'exacerber mutuellement".
Jean Delumeau : "... l'une, la science, constate les faits, l'autre, la réflexion
sur la connaissance, s'efforce d'interpréter les acquis de la science. Cette
réflexion peut déboucher sur un matérialisme athée ou sur une philosophie
spiritualiste. ... Le théologien Küng fait remarquer que celui qui reconnait
qu'il ne peut pas voir derrière le rideau n'a pas le droit d'affirmer qu'il ne
s'y trouve rien."
L'un de vous m'écrit : "une fois clairement distinguée de l'enseignement des sciences, où
elle n'a que faire, la question du dessein intelligent a un statut théologique
ou philosophique, c'est une question indécidable mais intéressante. Une de ces
questions philosophiques qui fait de nous des Humains."
Pourquoi avoir pris à partie l'église catholique romaine et
le Vatican ?
Pour le coup, c'était une
digression tout à fait inutile dans la lettre 29.
Je n'ai pas pris à partie l'église
catholique romaine et le Vatican. J'ai simplement fait une remarque incidente,
que je maintiens, sur le titre de "l'académie pontificale des sciences". Que le
responsable de l'église catholique romaine s'entoure de scientifiques pour
l'éclairer sur les conséquences de la science, les problèmes juridiques,
éthiques, moraux, sociaux que posent les développement de la science me semble
très louable. Mais il me semble qu'il faudrait appeler cette institution "groupe
de réflexion pour conseiller Sa Sainteté sur les conséquences des
développements de la science".
L'expression "académie pontificale
des sciences" revient me semble-t-il à introduire à nouveau l'idée d'une
science chrétienne, d'une science juive, etc...
Je n'ai trouvé nulle part
d'indication selon laquelle l'église catholique romaine souhaiterait introduire
le créationnisme dans l'enseignement, au contraire des intégristes chrétiens
surtout actifs aux USA, et des intégristes musulmans.
Quant à la position officielle du
Vatican, elle s'exprime dans un discours du pape Benoit XVI devant, justement,
l'académie pontificale des sciences en octobre 2008.
Le discours a été prononcé en
anglais, langue que je maitrise mal, et comporte des notions théologiques hors
de mon champ de compréhension.
Je schématise sans doute en disant
que l'église admet la cohérence scientifique de la théorie de l'évolution, mais
considère que cette évolution ne peut être due qu'à la volonté de
Dieu.
Si c'est bien cela que dit le
Vatican, je n'ai aucune critique à faire. Respect du travail des scientifiques,
mais en même temps affirmation de la croyance. Je n'y vois rien d'incompatible.
Simplement, moi, je ne crois pas à
cette croyance là, mais je n'ai non plus aucun moyen de prouver qu'elle est
fausse, puisqu'elle est par essence non contestable. Tant qu'on ne cherche pas à
l'imposer dans l'enseignement ou à dicter leurs conclusions aux
scientifiques....