[alerte] - JM Bérard - 23 février 2014

Sommaire

Refondation de l’École : requiem ?

Google maître du monde ?

L'école : instruire, éduquer ?

Au fil des jours



Refondation de l’École : requiem ?

J'ai dit ici à plusieurs reprises tous les espoirs que je fondais dans la politique de refondation impulsée par le ministre Peillon, et dans le travail de reconstruction des programmes qu'il a mis en place, en particulier avec le conseil supérieur des programmes.

Hélas, je suis en deuil, vraiment. Le ministre vient de décider que la réforme des programmes de l'école primaire et du collège est reportée de un an. Dans le contexte politique actuel, que veut dire « reporté de un an » ?

Et puis, et presque surtout, un point reste obscur dans cette décision : recouvre-t-elle l'intention de mettre la pédale douce sur la réflexion concernant la mise en place de curriculums, en faisant évoluer la notion de programme ? J'ai déjà un peu abordé cette question, j'y reviendrai, je n'ai pas l'intention de la développer dans ce numéro de [alerte]. Disons seulement que, si cette intention est avérée, il s'agit à mes yeux d'un grave recul. Le système éducatif est fondé sur la notion de programme. Cela fonctionne mal, gardons ce qui fonctionne mal ! Si cette intention est avérée, c'est une grande victoire pour le syndicat le plus représentatif, certes, mais aussi très corporatiste et fondamentalement conservateur. Je fondais de grands espoirs sur cette politique de refondation.

Je reste prudent dans mon expression : dans les textes publiés par le ministère, rien ne dit explicitement que l'on renonce à la notion de curriculum. Cela dit, aucun texte ne demandait explicitement au CSP de s'appuyer sur cette notion, donc pas besoin de reculer, puisque cela n'a pas été demandé. Moi qui aime bien vérifier les sources, je dois avouer que je me fie à ce qu'écrit « Le café pédagogique » sans avoir pu le recouper.

Extrait de l'éditorial de François Jarraud dans la revue en ligne « Le café pédagogique » le 21 2 2014.

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/02/21022014Accueil.aspx

« " Le curriculum ce n'est pas que du contenu mais une réflexion sur les compétences, l'évaluation, les outils numériques, la formation professionnelle. C'est une nouvelle approche , une nouvelle manière d'aborder les questions au programme. Plutôt que remplacer les programmes, procédure qui lasse les enseignants, on réfléchit à une nouvelle méthode pour élaborer plus globalement et les accompagner mieux en terme de formation et d'outillage pédagogique et d'accompagnement", nous avait dit Alain Boissinot en décembre 2013. C'est cette évolution, qui affronte les lobbys disciplinaires et qui est au cœur de la refonte des programmes. C'est elle qui est reportée dès la première demande des syndicats...

 Vincent Peillon ne capitule pas. Sa lettre mentionne encore "une nouvelle conception des programmes". Mais de fait il remet à plus tard, voire à un éventuel successeur, voire à jamais, un changement fondamental.[...] Si la refonte des programmes est reportée, le débat repoussé depuis 2012 sur le socle s'engage sur une victoire des syndicats de la Fsu qu'on sait hostiles à cette notion. Il n'y a pas d'urgence à changer une École qui coule... » Fin de citation de F. Jarraud.

Oui oui, c'est commode, vous vous retranchez derrière une citation ! Je précise : si les intentions du ministre sont vraiment de reculer sur la notion de curriculum, je suis totalement d'accord avec ce qu'écrit Jarraud.

Au fond, François Hollande a peut-être raison : un patronat qui veut faire beaucoup de profits plutôt que de faire fonctionner l'économie, des syndicats conservateurs, une opinion publique fragilisée par la crise et ultra-sensible à toute réforme de société. Peut-être est-il impossible de faire des réformes progressistes. Contentons-nous de penser aux élections pour gérer nos postes d'élus et de pouvoir : avec des maires, des députés, des ministres de gauche, nous aurons l'illusion d'agir. Peu importe la politique suivie, ce qui importe c'est d'avoir un personnel politique de gauche. (Si la droite est au pouvoir, remplacez gauche par droite.) Évidemment ce que j'écris est totalement scandaleux et cynique. Mais regardez bien, n'est- ce pas un peu ce qui se passe ?

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Google maître du monde ?

C'est le titre de l'émission C'dans l'air le 13 février 2014.

J'avais jusqu'à maintenant conscience de la puissance de la pieuvre Google, mais je la sous-estimais largement. J'ai été secoué cette semaine par plusieurs articles de journaux et émissions de télévision montrant une domination multiforme dont je ne soupçonnais pas l'ampleur. J'ai pris quelques notes, en particulier à partir de l'émission C'dans l'airle 13 février 2014. Je vous les livre « brut de décoffrage », chaque affirmation mériterait une étude et un approfondissement. Ce sont des notes « cri d'alarme ».

Si vous le pouvez, prenez le temps de regarder l'émission :

http://www.laquadrature.net/fr/france5-c-dans-lair-google-maitre-du-monde

Les données personnelles : nous pensons tous être très conscients de l'immense puissance de Google dans le domaine de la collecte des données personnelles. Toutes nos questions sur le moteur de recherche sont recensées, tous nos échanges sur Gmail ouverts et analysés, nos déplacements enregistrés, les visages des personnes que nous connaissons stockés et bientôt largement reconnus, les données concernant notre santé rassemblées, nos échanges sur les réseaux sociaux devenus secrets de polichinelle de façon indélébile. Je commence l'énumération, et aussitôt de nombreux autres exemples vous viennent à l'esprit. La Commission nationale de l'informatique et des libertés tente d'agir contre cela, de mobiliser les autres organismes européens de protection des données. Mais comment agir face à un tel monstre, qui joue avec aisance sur les différences des législations dans les différents pays et sur sa puissance financière ?

La puissance commerciale de Google devient effarante, on connaît tout de nos goûts et de nos comportements, on peut orienter nos choix, nous proposer des achats, des activités diverses. Bon, après tout quelle importance ? Mon ordinateur, même en dehors de amazon, sait ce que j'ai acheté sur amazon, et alors ? D'une part, cela semble assez contradictoire avec la théorie libérale de la libre concurrence : chaque vendeur peut me vendre ce qu'il souhaite, mais comment peut-il faire face à l'écrasante domination de ce que me propose Google ? C'est une libre concurrence totalement faussée.

D'autre part, pensons aux risques de l'accumulation de toutes ces données : trésor pour les compagnies d'assurance, les employeurs, les concurrents, les « amis » malveillants, le fichage policier sans limite, la liste complète est trop complexe et impossible à établir. Pensons au trésor que sont ces données pour l'espionnage économique. Et puis, bon, pour l'instant nous sommes, au moins en France, dans un régime démocratique. Mais que se passera-t-il lorsqu'un pouvoir politique non démocratique mettra la main sur toutes ces données, qui permettent de tracer tous les détails de nos actions ? Voir les problèmes qui se posent déjà en Chine, par exemple. Imaginons Hitler ou Pol Pot disposer des données de Google.

Suffirait-il d'être conscient des risques et d'adapter nos comportements ? Pas si facile. Le principal problème est que tout cela est si massif que nous ne sommes que peu informés et que nous nous informons peu. Qui lit les chartes de confidentialité avant de s'abonner à tel ou tel service en ligne ? Et peut-on vraiment se passer de tous les services qu'offre Google ? Sans doute pas.

Dans Le Monde le 23 02 2014, la description d'une très belle réalisation dont Google est le principal acteur : surveillance de façon quasi-immédiate de l'état des forêts, des opérations de brûlage ou de déforestation. Cette application permettra de limiter de façon extrêmement significative les atteintes aux forêts. Pourquoi faudrait-il s'en passer, si les données sont accessibles, et pas réservées à tel état ou à tel secteur économique ?

L'un des obstacles à la démocratie est sans doute la situation de monopole dans laquelle se trouve Google. Jusqu'à une période récente, le système de localisation américain GPS mettait une partie de l'activité mondiale sous la coupe d'une décision arbitraire des USA (exemple : limiter la précision du signal). L'Union européenne, difficilement, a été capable de mettre en place un système concurrent, Galiléo. Pourquoi pas un système européen concurrent de Google ?

Le contrôle de la pensée : j'ai déjà abordé ce sujet dans des [alerte] précédentes. Il n'a pas été abordé au cours de l'émission de télévision. Dommage.

Les réponses qui viennent en tête des recherches sur le moteur de recherche font, en général, foi. On ne s'intéresse pas trop à ce qui est au delà de la première page de résultats. Mais nul ne sait (secret commercial) quels sont les modes de décision des algorithmes qui classent les résultats des recherches. Outil insidieux d'orientation de la pensée.

Et puis, dès maintenant, Google s'oriente vers la recherche sémantique. L'algorithme ne se contente plus de rechercher quelques mots clé dans votre question, il recherche le « sens » de ce que vous voulez. Le « sens » sera bien sûr fondé sur les collectes de données de masse, qui permettront de savoir quels mots sont le plus souvent associés à quels autres mots. Pour être court (j'y reviendra, car c'est très préoccupant) c'est le triomphe du sens commun sur la pensée rationnelle. Le sens, ce sera ce que pense la majorité, alors que la connaissance est souvent en rupture avec ce que l'on appelle le sens commun. Triomphe de l'opinion, mort de la raison. Je me permets d'insister. Vous me connaissez, et vous vous dites « bon, comme d'habitude, il exagère. » Et pourtant. Regardez, le danger est réel.

L'intelligence artificielle

Ce que j'ai appris cette semaine et dont je n'avais pas totalement conscience est l'énorme investissement que fait Google sur toute les questions d'intelligence artificielle. C'est une notion qui a déjà fait l'objet de nombreuses réflexions, que je ne vais pas aborder aujourd'hui : qu'est-ce que l'intelligence, qu'est-ce que l'intelligence artificielle ? Quoiqu'il en soit, dès maintenant, Google a racheté les plus grandes entreprises de robotique, et domine largement la recherche et les applications dans ce que l'on appelle l'internet des objets. Ce n'est pas de la science fiction. Les objets captent les données (par exemple nos constantes médicales), les analysent et prennent, en fonction du logiciel qui les pilote, des décisions d'action (par exemple augmenter le débit d'insuline de la pompe, ou appeler le médecin.) Ce n'est pas de la science fiction. Dès maintenant, la domotique, les « maisons intelligentes » intègrent de multiples fonctions de prise de décision. Dès maintenant la Google car peut se déplacer sans conducteur sur un vaste trajet. Dès maintenant les robots militaires peuvent analyser une situation et prendre la décision de tuer.

Et alors ? Vous êtes bien frileux devant le progrès ! Tout cela a pour seul but de nous faciliter la vie ! Et puis les algorithmes sont programmés par des humains.

D'une part, cela ne va pas de soi : les personnes âgées assistées par des machines à domicile préféreraient peut-être avoir la visite d'une infirmière. Et les militaires eux-mêmes sont réticents pour déléguer aux algorithme la décision de tuer. On a vu aussi les effets négatifs sur la finance de décisions d'achat et de vente prises par des ordinateurs. Mais surtout, que devient l'humain dans un monde peuplé d'objets qui observent, analysent, décident et agissent sans que nous sachions en fonction de quels principes ? Tout cela devrait être transparent, largement débattu, objet de choix collectifs et personnels. Dès maintenant nous sommes environnés d'objets qui prennent des décisions pour notre bien, sans que nous sachions explicitement les principes de décision.

On ne peut conserver des principes humains que si tous les programmes qui pilotent les objets sont transparents, font l'objet de débats, de critiques, s'il existe des comités d'éthique, des mouvements citoyens. Et, élément à ne pas oublier, si les logiciels sont écrits de façon à pouvoir être vérifiés par les citoyens. (Logiciels libres.) Tout cela échappera à l'homme si quelques managers d'une grande compagnie décident à eux seuls ce qui est bon pour l'humanité.

Le transhumanisme

Là, j'ai été stupéfait d'apprendre, je ne le savais pas du tout, que Google est fortement impliqué dans cette « philosophie ».

J'ai déjà parlé du transhumanisme. Des « philosophes », appuyés sur des recherches scientifiques et des réalisations industrielles, veulent développer un surhomme, qui dépasse largement les limites de l'être humain, et, à terme, ne connaisse plus la mort.

On s'appuie pour cela sur les sciences et techniques NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) pour créer des entités (je n'ose pas dire des personnes) dépassant l'humain : organes créés par des manipulations génétiques, implantation d'organes artificiels, implantation de puces diverses pour étendre les capacités du cerveau (et les contrôler), élaboration de programmes informatiques simulant et améliorant les capacités humaines. analyse des processus mentaux pour les stimuler, les améliorer, et aussi sans doute agir sur eux.

Je savais que cela existait, je pensais que cela était pour l'instant limité à quelques « philosophes », à quelques laboratoires de recherche.

Pas du tout. Google investit massivement dans le transhumanisme. On dit que c'est parce que les deux dirigeants de Google ont des maladies graves, et, par espoir personnel, investissent dans ces recherches et réalisations sur l'amélioration de l'homme et l'augmentation de l'espérance de vie.

L'explication est un peu courte. En fait les dirigeants de Google ont perçu les gigantesques perspectives (en particulier financières) qu'offre tout le secteur de la santé. Et puis quoi de plus porteur que de promettre aux humains qu'ils ne mourront plus ?

Laurent Alexandre, chirurgien, président de DNA Vision  : « L'idéologie transhumaniste considère légitime d'utiliser tous les moyens technologiques et scientifiques pour augmenter les capacités de l'homme, son corps, son cerveau, son ADN, et pour faire reculer la mort. Aujourd'hui Google est devenu l'un des principaux architectes de la révolution NBIC et soutient activement le transhumanisme, notamment en parrainant la Singularity University qui forme des spécialistes des NBIC. Google a créé Calico, filiale qui a l'objectif d'augmenter l'espérance de vie de vingt ans d'ici à 2035. »

Là encore, me dira-t-on, vous voici bien frileux devant le progrès : vous n'allez pas interdire à Psitorius, champion sportif, de courir avec des jambes faites de ressorts métalliques. Vous n'allez pas empêcher les parkinsoniens de vivre mieux après implantation de puces dans leur cerveau. Vous n'allez pas empêcher des tétraplégiques de piloter des objets grâce aux seuls signaux émis par leur cerveau. Sans doute, c'est toujours par ce type d'arguments que l'on convainc. Mais on ne peut rester indifférents aux risques, en particulier celui de contrôler la personne grâce à toutes les technologies dont on l'aura fait bénéficier. Et d'orienter l'avenir de l'humanité en fonction des décisions et des intérêts de quelques uns.

Ce qui est redoutable dans cette question de transhumanisme est le secret. Doit-on laisser quelques scientifiques, quelques entreprises industrielles décider, littéralement, de l'avenir de l'homme ? Là encore, il faut une grande transparence, des débats citoyens, des comités d'éthique, des lanceurs d'alerte, des contrôles exercés par la société. Sinon, l'homme échappera à l'homme, pour devenir l'objet de quelques puissants intérêts.

Et voici que j'apprends que Google est en première ligne sur ces questions !

Pour le plaisir, quelques phrases extraites de l'émission : (bon d'accord, c'est un plaisir maso.)

On sait tout de nous dans les moindres détails. Google veut être l'interface unique de notre vie en ligne. Dès maintenant, Google contrôle le commerce du monde, l'étape suivante est le contrôle de notre vie. Nous ne sommes pas les clients de Google : nous sommes (nos données personnelles sont) la marchandise. Le client, c'est le publicitaire, Nous sommes la marchandise.

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La lettre [alerte] hors série du 29 janvier 2014 est entièrement citée dans le blog de Jacques Moisan. Une bonne adresse !

http://blogs.mediapart.fr/blog/jacques-moisan/160214/esprit-critique-et-medias-numeriques

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L'école : instruire, éduquer ?

Marcel Gauchet vient de publier le livre « Transmettre, apprendre » (Stock). Co‑auteurs : Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi. Il est l'invité de la matinale de France Inter le 17 2 2014. Quelques notes au fil de l'écoute. Mais surtout, réécoutez l'émission sur le site de France inter, car le fait de citer quelques phrases prises au fil de l'émission nuit évidemment à l'expression de la cohérence de la pensée de Gauchet.

Gauchet France inter 17 2 2014

Gauchet : « Quand on instruit on éduqueL'école éduque en instruisant. » Note JM B : c'est une remarque essentielle. Cela m'évoque par exemple les remarques de JF Copé, président de l'UMP, qui dit : « l'école est là pour instruire, (sous entendu : pas pour éduquer, c'est le rôle des parents) revenons aux fondamentaux, le lire écrire compter. » Copé dit cela pour combattre entre autres le fait que l'école aborde la question des stéréotypes qui enferment les hommes et les femmes dans un rôle socialement déterminé. Comme si l'on pouvait instruire sans éduquer, sans transmettre des valeurs. D'ailleurs Copé et ses amis sont les premiers à réclamer les leçons de morale à l'école. Consultons simplement les livres de lecture utilisés à l'école. Tous les textes, tous, qui y figurent sont empreints de valeurs sociales que l'on souhaite transmettre. Voir, dans les livres de lecture de la fin du XIXème et du début du XXème la place considérable des valeurs patriotiques, pour ne prendre qu'un exemple. Voir encore « la dernière classe », voir le capitaine sombrant avec son navire, voir des maximes du genre « bien mal acquis ne profite jamais » (ça dépend à qui.) Je ne vois pas du tout comment « lire » sans en même temps lire quelque chose, et ce quelque chose a qu'on le veuille ou non un contenu qui porte des valeurs. Ce qui fait problème et divise est de trouver un consensus sur lequel bâtir cette éducation. C'était peut-être plus facile à l'époque du certif que de nos jours. Vincent Peillon tente courageusement de mettre en place l'enseignement d'une morale laïque. Ce sera difficile.

Gauchet : Il y a une grande illusion d'internet, qui ferait croire que l'on pourrait se passer de système d'enseignement. En réalité il faut apprendre encore beaucoup plus pour être en mesure de fonctionner efficacement sur internet. Pour être en mesure d'utiliser tout ce qui est offert dans cet immense réservoir de connaissances en tout genre il faut savoir beaucoup de choses. Il va être encore plus difficile de se passer de connaissances. Note JM B : cela renforce à mon avis la nécessité de la définition d'un socle commun de connaissances et de compétences auquel chaque élève sortant du système éducatif aurait droit. Il me semble que l'on ne peut rien « apprendre » sans une structuration préalable en soi-même d'un réseau de connaissances, qui permette d'intégrer et de structurer les apports nouveaux, dont ceux de l'internet. Dans son médiatique « Petite Poucette » Michel Serres affirme naïvement que l'internet met toute la culture du monde à la portée de tous. Mais non. Internet ne permet d'apprendre que si l'on sait déjà quelque chose. Bien sûr, la petite poucette a un plus grand succès médiatique que Gauchet. Vous vous rendez compte, maigrir sans peine, tout savoir sans peine... C'est vendeur, ça, coco. Curieuse position que celle de Michel Serres, cet intellectuel qui nie son propre rôle en capitulant devant les machines.

Gauchet : Le stock de vocabulaire dont on dispose à l'entrée à l'école élémentaire est le déterminant de tout ce qui sera notre destin social. L'inégalité est d'abord l'inégalité devant la parole. Note JM B : c'est un élément fondamental et en général passé sous silence. On dit que l'école doit instruire au lire écrire compter, et l'on oublie le « parler » : pouvoir exprimer sa pensée, échanger avec d'autres, créer, en disposant de modes de parole et aussi de raisonnement. Il faudrait me semble-t-il modifier le sacro‑saint slogan et dire : parler et raisonner, lire, écrire, compter.

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Au fil des jours

* Cette année plus que les autres les phénomènes climatiques inhabituels et paroxystiques s'accumulent dans le monde : tempêtes de neige, froids polaires, sécheresses hors du commun, pluies et crues des rivières, typhons... Toujours très rigoureux, les scientifiques compétents dans le domaine disent que pour l'instant ils ne peuvent pas établir de façon certaine une relation de causalité entre ces phénomènes exceptionnels et aléatoires et le réchauffement climatique. En clair : dans l'état actuel des connaissances, rien ne prouve rigoureusement que l'on ait du souci à se faire quant-àune explication globale de tous ces phénomènes. Bon, attendons pour en savoir plus.

Indépendamment de ces phénomènes climatiques erratiques, où en sommes-nous ? Il existe un consensus de quasiment tous les scientifiques compétents dans le domaine pour dire que, oui, il y a un réchauffement climatique, oui ce réchauffement est dû aux activités humaines, oui ce réchauffement provoque une fonte accélérée de la banquise et des glaciers, une hausse du niveau de la mer, une évolution dans le comportement des plantes et des animaux, oui ce réchauffement porte en germe des menaces considérables sur notre mode de vie actuel et sur l'avenir de notre cadre d'existence.

Il existe de nombreux rapports économiques pour montrer que le coût de ce réchauffement est et sera considérable. Il existe de nombreuses études pour montrer que le réchauffement et la pollution tuent.

Malgré cela, tout continue comme avant. La voiture individuelle est un moyen de transport sans aucun avenir, mais on continue de soutenir l'industrie de la voiture individuelle. On rêve de gaz de schistes (qui fournissent de l'énergie en brûlant) alors que le réchauffement climatique a déjà atteint un niveau qui compromet notre avenir. Les industries traditionnelles ont convaincu les politiques que, en période de crise, il faut continuer comme avant. Selon eux (et c'est sans doute totalement faux) mettre en place des énergies alternatives et de nouvelles méthodes de production et de consommation créerait du chômage. Certes cela créerait des pertes d'emploi dans les industries traditionnelles. Mais en disant cela on ne prend pas en compte le coût des catastrophes écologiques, ni les emplois créés dans les industries alternatives.

Poids des capitaux, défense des intérêts à court terme, manque d'imagination des politiques. Y compris hélas de notre président, avec la complicité des « verts ».

*Culture : sans vergogne, le patronat demande la suppression du statut particulier des intermittents du spectacle pour le versement des indemnités chômage. A chaque fois, le patronat insiste sur certains abus causés par ce statut, qui sont réels. Il oublie que ces abus sont souvent le fait des employeurs qui ont tendance à employer des permanents sur un statut d'intermittent, cela coûte moins cher en « charges ».Vu le caractère particulier des métiers de la culture, la suppression du statut des intermittents signifierait un appauvrissement culturel considérable de la nation.

La ministre Aurélie Filippetti défend le statut, et, fort habilement explique au patronat que la culture rapporte. Exemple, les ressources économiques considérables que les festivals apportent aux villes dans lesquelles ils se déroulent.

Habile, pertinent, mais un peu triste. Dans notre société, il faut donc que la culture rapporte pour exister. Soutenons le festival d'Avignon qui permet aux pizzerias et aux restaurants fast-food de la ville de se faire des ponts d'or en juillet, ou le festival de Quimper, providence des crêperies. Pirate...

* Le poids de l'histoire : Claude Guéant a été ministre de l'intérieur mais aussi, dans une autre étape de son travail, secrétaire général de l’Élysée. Les archives du travail que l'on fait lorsqu'on occupe ce poste ne sont pas privées : elles appartiennent à l'histoire de France et doivent être versées aux archives nationales lorsque le titulaire du poste change. Actuellement un juge d'instruction enquête sur ce qui pourrait être un non respect de la déontologie, qui a permis à F. Pérol, membre de l'entourage de N. Sarkozy, d'être nommé dirigeant d'un grand organisme financier.Le juge a demandé à accéder aux archives du secrétariat général de l’Élysée. Pour l'époque Guéant, elles ont disparu. On peut critiquer le fait que l'on n'étudie pas assez l'Histoire de France à l'école, et en même temps veiller à la disparition de cette Histoire ! Qui sait ce que l'on pourrait y trouver ? Aux USA, un président serait destitué pour moins que ça. Faire disparaître des archives publiques !

* Illusions : dans la précédente lettre [alerte] je vous disais que j'avais assisté à une projection militante du film « les jours heureux » qui retrace l'histoire du programme du Conseil National de la Résistance, mis en œuvre en 1945. Je m'étonnais des réactions du public, car beaucoup d'intervenants pensaient que, si un compromis de la droite à la gauche a été possible en 1945il faut maintenant rechercher un compromis analogue pour « apaiser » notre société. Illusion : les rapports de force nationaux et mondiaux ne sont pas les mêmes. Proposer au patronat un « pacte de responsabilité » alors que l'on n'est pas en position de force pour négocier est une illusion, surtout si l'on fait toutes les concessions avant même d'avoir commencé à négocier. Eh bien surprise, ce 18 février 2014 sur France inter je constate que c'est exactement la thèse soutenue par le ministre Montebourg : le pacte de responsabilité vise à un compromis, comme en 1945.Monsieur le Ministre, si vous croyez vraiment ce que vous dites, je suis inquiet sur la naïveté des équipes en place. Le président du Medef procède tout à fait différemment : il avance en ce moment tout un tas d'exigences totalement inacceptables par les syndicats, pour pouvoir négocier en position de force.

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Fin de la lettre du 2014 2 23 / 23 février 2014